On peut avoir réalisé un chef‑d’œuvre (populaire, de surcroît) et n’en demeurer pas moins un cinéaste plutôt méconnu, y compris dans les sphères cinéphiles. Tel est le paradoxe de Brad Bird, metteur en scène dont la filmographie frôlait jusqu’ici la perfection : outre Les Indestructibles, sommet de l’âge d’or de Pixar, le cinéaste américain s’est retrouvé par ailleurs aux commandes des beaux Géant de fer et de Ratatouille, ainsi que du remarqué Mission Impossible : Protocole fantôme, où le petit virtuose de l’animation délaissait les corps virtuels pour faire de Tom Cruise le James Bond d’un monde cartoonesque. On attendait donc de pied ferme ce nouvel essai, d’autant plus que Mission Impossible quatrième du nom, en dépit de son indéniable réussite, n’avait fait qu’aiguiser notre curiosité d’en voir davantage alors que le cinéaste entamait un passionnant virage : en passant du film d’animation au film live, Brad Bird s’essayait au blockbuster composite, celui où cohabitent corps de chair et fonds verts, acteurs et espaces mirifiques. Ou plutôt, comme avant lui Tintin, La Planète des signes : les origines ou Avatar, Mission Impossible : Protocole fantôme embrassait alors la part mutante du blockbuster, son versant de laboratoire formel où les conditions primaires de la mise en scène (des corps dans un espace) sont sujettes à toutes sortes d’hybridations pour réinventer le cinéma d’action et repousser la frontière de ses possibles.
Au pays des merveilles
Cette tension entre le tangible des corps et le merveilleux du numérique, À la poursuite de demain la met directement en scène dans sa séquence d’introduction : Frank, un drôle d’enfant bricoleur et inventeur d’un jet-pack pas tout à fait encore au point, débarque dans une foire scientifique des années 1960, décor aux couleurs pastels proche d’un parc d’attractions. À la suite d’une invitation (un pin’s), délivré par une petite fille (Athena, le lapin blanc de l’intrigue), le garçon entre dans un trou pour ressortir, telle une Alice des temps modernes, émerveillé face un univers futuriste dont la célérité jure avec le charme figé du monde qu’il vient tout juste de quitter. L’émerveillement de l’enfant est aussi le nôtre, devant la liberté retrouvée des corps et la malléabilité de la matière – à l’image de ce bâtiment qui se construit en accéléré sous les yeux ébahis du garçonnet –, émerveillement également face à ce « demain » utopique qui serait, dans un sens, une utopie du blockbuster – ce qu’il pourrait être si les circonvolutions pseudo-philosophiques (la touche Nolan) et la boulimie sérielle (Marvel) n’étaient pas aujourd’hui ses tristes mamelles.
Séduisant programme, que le film parvient à tenir lors de sa première heure en invitant le spectateur à plonger dans une vaste boîte à jouets dont le double-fond n’apparaît que pour mieux en en dévoiler un autre. À la poursuite de demain donne à explorer un monde aux nombreuses doublures : doublures temporelles (on navigue entre le présent et un monde virtuel au contact d’un simple pin’s), doublure des corps (les robots humanoïdes envoyés à la recherche de Casey, l’héroïne), doublure des espaces (cf. cet empilement de piscines suspendues où les nageurs passent d’un bassin à l’autre en sautant dans le vide), etc. Seulement voilà, si ces arabesques sont le terreau de réjouissantes trouvailles cartoonesques (l’évasion en baignoire, la Tour Eiffel-fusée, la « bombe temporelle ») et de scènes d’actions inventives (l’attaque de la maison de Frank – joué adulte par George Clooney), le film finit par se perdre dans une autre de ses doublures.
Humain après tout
Il y a, en vérité, quelque chose de fondamentalement nouveau dans ce film de Brad Bird : on y filme des humains. C’était a priori déjà le cas dans Mission Impossible 4, mais la saga s’est toujours moins concentrée sur l’humain que sur Tom Cruise, or nul n’ignore désormais que Tom Cruise n’est pas complètement humain (il est avant tout Tom Cruise). On est donc presque surpris, à mi-parcours, lorsque le personnage de Clooney débarque dans le récit, de voir tout d’un coup des affects humains s’exprimer sur un visage humain, de contempler ces corps jadis délestés de toute lourdeur regagner le sol, les traits empesés d’un mal-être intérieur. Première hypothèse envisageable pour expliquer cet atterrissage aussi inattendu que prématuré : Brad Bird se heurte au même défi que celui rencontré par Andrew Stanton, lui aussi ex-membre de l’écurie Pixar, avec John Carter, beau petit blockbuster étrillé pour la supposée faiblesse de son scénario mais aussi et surtout pour l’interprétation de ses acteurs. Tâche difficile pour un ancien démiurge de devoir désormais intégrer un acteur, avec ses tics et sa part d’imprévisibilité, dans le ballet visuel du blockbuster numérique. C’est pourtant là que résidait la beauté de John Carter : celle de voir Taylor Kitsch, masse musculaire téléportée sur Mars et soumise à une gravité autrement plus légère que sur Terre, bondir et s’élancer dans les airs avec la grâce d’un danseur. Sur ce point, Mission Impossible 4 l’a déjà montré, Bird ne démérite pas, et la séquence d’introduction montre justement le petit Frank, affranchi du poids de la pesanteur, naviguer entre les buildings du futur tantôt avec aisance, tantôt avec approximations – comme c’était le cas dans John Carter, l’attrait du corps humain tient à sa dimension gauche et faillible.
Retour au sol
Non, les faiblesses d’À la poursuite… sont à chercher ailleurs : le film se dédouble, ralentit pour donner plus de place à ses personnages, étoffer leur écriture, travailler plus ouvertement leur psychologie. Ce n’est bien entendu pas un mal en soi, mais plus le récit avance, plus le versant psychologique de l’intrigue gonfle et moins le film fait preuve de folie, à tel point que son dernier tiers est pratiquement dénué de scènes d’actions. Plus que le travail sur l’épaisseur des figures, c’est le temps consacré à leur caractérisation qui surprend, là où Bird nous avait habitué à une fluidité de ses récits, légers et véloces. Le travail sur les personnages semble se faire au détriment du reste, ils ne sont pas moteurs de l’action mais soutiennent la morale du film à travers un mouvement dialectique trop lisible : Frank, enfant déçu qui a muté en un adulte pessimiste, retrouve sa foi en l’avenir au contact de Casey, dont l’innocence est restée intact. Sur ce point, le film tient presque de la dérobade : aux humains d’incarner les idées (d’où l’emploi de Clooney, pas taillé pour jouer des scènes d’actions), aux robots (dont la petite Athena, moins chargée en affects) le soin d’offrir au récit du mouvement et de la vitesse.
Passé la dernière trouvaille de la Tour Eiffel, retour à la triste réalité du blockbuster : le « demain » rêvé n’est plus qu’un décor gris et blanchâtre où se terre un méchant pas très convaincant (Hugh Laurie), théâtre où les protagonistes pérorent plus qu’ils n’agissent. La déception est cruelle, le lapin blanc nous a fait miroiter un ailleurs merveilleux pour nous laisser désappointés dans la dernière ligne droite, jusqu’à un final assez embarrassant. Doit-on voir dans cet étiolement une greffe incompatible entre le style de Bird et celui de Damon Lindelof, coscénariste et coproducteur du film, plus connu pour son travail à la télévision sur Lost et The Leftovers ? Peut-être, mais ce serait s’aveugler que désigner le scénario comme le talon d’Achille du film là où la déception réside avant tout dans l’infléchissement formel dont il fait preuve. Que reste-t-il à l’arrivée ? Un objet moins raté qu’à moitié réussi, mais surtout le regret de voir, pour la première fois, un film de Brad Bird s’écrouler en plein vol.