Qu’est-ce qu’un super-héros ? Si la question peut sembler rebattue à l’heure d’Avengers : Infinity War et de la domination du genre sur le blockbuster hollywoodien, il a pourtant fallu attendre une dizaine d’années et le retour de ces indestructibles pour voir un film la remettre véritablement sur le métier. Un super-héros, c’est d’abord et avant tout un corps – un super-corps, un corps qui peut certes davantage, mais qui comme tout autre doit apprendre simplement (sauf que l’affaire n’est précisément pas si simple) à être au monde. Dans cette perspective, Les Indestructibles 2 fait des super-pouvoirs la condition première de l’action, et plus encore celle du récit. Il n’est en effet pas anodin que le film se révèle presque morcelé en trois axes narratifs (le père qui tente de tenir le foyer en l’absence de la mère ; Elastigirl qui part en mission contre un mystérieux super-terroriste ; Jack-Jack, le bébé, qui développe une multitude de super-pouvoirs) : de ce beau problème, le film envisage trois voies possibles à travers trois corps spécifiques. Le premier, celui de Monsieur Indestructible, a pour particularité d’être en décalage constant avec son environnement. Il a le ridicule attachant de ces géants qui s’attellent à des gestes trop petits pour eux : trop grand pour son bureau ou sa voiture dans le premier volet, il appréhende ici constamment avec un train de retard une série d’événements liés à l’éducation et la supervision des enfants, agissant moins que contemplant avec une certaine frustration un environnement sur lequel il peine à avoir une prise. C’est la partie en dessous du film qui, bien que suivant le même cap que les autres, met en crise un corps a priori dévolu à l’action pour en faire le spectateur impuissant du scénario qui s’impose à lui.
Pendant que le géant peine à occuper l’espace, Elastigirl, quant à elle, fait l’expérience inverse. Catapultée à la tête d’une mission difficile (redorer le blason des super-héros et déjouer les plans d’un nouvel adversaire), elle fait de son corps supraflexible l’instrument d’une double appréhension possible d’un milieu. D’abord, le corps s’adapte, par réflexe, à un obstacle qui se dresse devant lui : il n’a pas vocation à ordonnancer l’espace, mais bien plutôt à s’y fondre. C’est en soi l’idéal que porte Elastigirl : sa souplesse physique permet une déprise par rapport au monde, le corps n’est plus qu’une matière parmi d’autres, flexible, malléable, qui se recompose dans un rapport symbiotique avec ce qui l’entoure. Mais le film va peut-être plus loin dans le cœur de remarquables scènes d’actions où le corps n’apparaît plus seulement comme l’objet du mouvement, l’attraction autour de laquelle s’organise la mise en scène, pour devenir plutôt ce qui l’initie, soit la caméra elle-même. Si le procédé s’explique diégétiquement (l’héroïne porte sur elle une micro-caméra) il dévoile, notamment dans une séquence où Elastigirl tente de retracer l’origine d’un signal vidéo, une conception du corps plus radicale que la précédente. L’espace semble à la lettre se former à mesure que le corps se transforme ; d’abord on voit le bras prendre telle forme, telle taille, telle direction, pour ensuite seulement observer ce vers quoi il tend. Il y a dans ces gestes d’Elastigirl la beauté des inspirations mystérieuses qui peuvent frapper parfois les grands sportifs : le corps, qui semble de prime abord appréhender intuitivement l’espace dans lequel il évolue, le réinvente peut-être davantage qu’il ne le parcourt simplement.
Le corps idéal
Si cette figure d’action joue beaucoup dans la réussite du film, c’est peut-être toutefois sur les épaules du troisième personnage, le bébé Jack-Jack, que repose le meilleur de cette suite. Matrice d’une foule d’idées cartoonesques, Jack-Jack est un corps qui peut tout mais dont la nature intrinsèquement chaotique inscrit ses gestes dans un autre horizon que ceux définissant les actions de ses parents. L’enfant ne fait ni véritablement sentir la présence de l’espace qui s’impose au corps (l’impuissance de Monsieur Indestructible) ni sa suprême complexité (la manière dont le corps d’Elastigirl parcourt autant qu’il pense ce qui se trouve autour de lui), mais instaure plutôt un rapport fondé sur la joie et l’appétit – c’est d’ailleurs à l’aide de cookies que son pauvre père parvient à le faire revenir d’une autre dimension. Le corps de Jack-Jack n’est guidé par aucun impératif moral (mettons : lutter contre le crime) mais seulement par ses pulsions, et il est en cela très beau que ses pouvoirs se manifestent pour la première fois lorsqu’il regarde avec des yeux ébahis un film de gangsters diffusé à la télévision. L’imagination de l’enfant stimule à ce moment-là un rapport déréalisé avec l’espace où le bambin confond ce qui se déroule à la surface de l’écran (un bandit masqué) et ce qui se passe derrière la fenêtre donnant sur le jardin, où un raton-laveur dévore le contenu d’une poubelle. Se déploie alors une scène d’action qui la fois impressionne par son invention et amuse par le décalage produit entre le déchaînement pyrotechnique de l’enfant et la trivialité de l’affrontement.
De fait le corps de Jack-Jack s’inscrit moins logiquement dans l’action qu’il n’explose au sein du plan, comme ça, sans prévenir, à l’image de cette scène où un simple hoquet le fait s’envoler telle une fusée avant qu’il ne disparaisse à travers le plafond. Le film regorge de trouvailles de ce type, où l’émerveillement de l’enfant qui découvre avec curiosité le monde autour de lui devient aussi celui du spectateur, attentif au visage réjoui du bambin sur lequel se dessine peut-être la promesse d’une nouvelle bizarrerie. Car la joie de Jack-Jack est le moteur d’une nouvelle appréhension de l’espace : elle substitue à la frustration du père et à l’intelligence physique de la mère un amusement primitif comme condition des interactions entre le corps et le monde. En cela Jack-Jack, plus qu’un adorable agent du chaos, pourrait bien être le super-héros idéal : un corps innocent, qui apprivoise le monde vierge de tout préconçu, guidé par sa seule curiosité.