À l’occasion de sa ressortie et après le succès considérable d’Une séparation, on ne regardera plus de la même façon ce troisième long-métrage d’Asghar Farhadi – le premier à avoir fait l’objet d’une distribution française. Si l’élan d’Une séparation ou d’À propos d’Elly (2009) n’opère pas complètement dans La Fête du feu – une mise en scène plus âpre (et figée) ici –, on retrouve deux éléments fondamentaux : dissoudre la vérité à l’écran et mettre ainsi le spectateur « au travail ».
Jeune couple à moto, Rouhi et son ami parcourent avec insouciance une route montagneuse et sinueuse des environs de Téhéran. Ce pourrait être le début d’un nouveau « film-flux » d’Abbas Kiarostami, mais Asghar Farhadi s’en détourne rapidement puisque de longs segments de La Fête du feu se déroulent dans un appartement dont les protagonistes entrent et sortent, toujours pour y revenir, comme s’il aimantait les protagonistes mais aussi la caméra : la logique du huis clos se trouve à l’œuvre.
Future mariée, Rouhi est employée à Téhéran comme aide-ménagère chez un couple assez aisé, Modjeh et son mari Morteza. On ne sait s’ils partent ou arrivent, mais l’espace domestique semble en suspens : le désordre du domicile conjugal correspond à celui de ce couple en crise. Et pour cause, Modjeh soupçonne son mari de la tromper avec Simin, la voisine divorcée. À partir de cette situation, La Fête du feu s’organise en un théâtre de l’intime et un cruel triangle amoureux : indices, éclats de voix, stratégies, malentendus, portes qui claquent… Et ambiguïtés : dans une perspective de brouillage, le cinéaste laisse longtemps planer le doute sur la réalité de la relation adultère entre Morteza et Simin.
Cette situation met le hors-champ à l’honneur puisque l’appartement du couple légitime jouxte précisément celui de Simin. Une bouche d’aération de la salle de bain offre même à qui veut l’entendre quelques bruits parvenant de l’autre côté de la cloison. Ce film d’intérieur se déroule sur une journée lors de Nôrouz – le nouvel an iranien. Une ville en fête, et en feu, maintenue hors champ, si ce n’est lors d’une stupéfiante déambulation nocturne – tournée en « conditions réelles ». Les constantes déflagrations de pétards constituent une matière sonore oppressante et obsédante venue du dehors, à laquelle les déchirements du couple répondent de l’intérieur. Le fait qu’Asghar Farhadi vienne du théâtre étonne peu, mais il sait assortir ce sens de la dramaturgie d’idées de cinéma d’une belle limpidité.
Les mœurs d’Iran sont observées et interrogées ; dans la première scène, le trajet du jeune couple est stoppé pour cause de tchador pris dans l’essieu de la roue arrière de la moto – ce qui fut censuré en Iran. Asghar Farhadi fait la part belle aux (beaux) visages, évidemment couverts lorsqu’ils sont féminins ; s’organise une sorte de typologie des stratégies du port du voile. Celui de Simin, la femme divorcée soupçonnée d’adultère avec Morteza, est coloré, notamment l’un d’un bleu éclatant, et encadre un visage maquillé. Modjeh, sans fard, le porte noir et sévèrement, peut être davantage dans un souci plus normatif que religieux. Quant à Rouhi, elle affiche la cagoule traditionnelle à l’intérieur et le tchador en extérieur. Résonne dans ces variations un principe d’enfermement dans un impitoyable carcan social.
En venant travailler chez ce couple, Rouhi accède à un milieu social qui lui est étranger. Confrontée à ce traditionnel triangle adultérin, elle est un élément extérieur, un œil et des oreilles conviés malgré eux. La jeune femme devient un regard certes décontenancé, mais de plus en plus scrutateur et intéressé : un quatrième côté du triangle représentant également une sorte d’extension intérieure de « l’instance spectateur » – autre idée forte de mise en scène que l’on retrouve largement dans Une séparation (les enfants et le vieillard). Cette position de Rouhi ne manquera pas de modifier – du fait de sa jeunesse et de son inexpérience – son regard sur l’amour au terme de ce périple d’un jour. Ce dernier ne sera assurément plus le même, et elle perd sans doute en chemin quelques illusions ainsi qu’une innocence.