Cher Asghar Farhadi,
Vous le savez sûrement d’où vous êtes, votre film, Une séparation, par l’ampleur de son succès, est devenu ici un événement cinématographique. Notre cinéphile président s’en est même fait, paraît-il, l’avocat. On se félicite ici beaucoup de ce succès. Je trouve cela moi-même plutôt réjouissant qu’un film sans stars, au récit âpre et venu d’un pays au cinéma trop facilement labellisé « difficile », trouve un tel écho, que le bouche-à-oreille et les critiques puissent encore faire le succès d’une sortie. J’ignore néanmoins si j’aime tout à fait votre film qui pourtant m’impressionne. Talent des acteurs, écriture au cordeau, intelligence du récit m’ont fait passer deux heures haletantes. Deux heures haletantes, tendues, mais qui ont aussi suscité en moi une gêne assez diffuse, qui s’est confirmée à mesure que je tentais de décortiquer votre film. Cette gêne n’est pas facile à exprimer dans le concert des acclamations qu’a provoquées votre film. Plutôt que de me faire taxer de chipoteur lors de discussions sans issue où je tente d’exposer mon avis, je préfère vous écrire d’homme à homme cette lettre que vous ne lirez pas mais qui va me permettre de mettre à plat quelques questions de cinéma. En vous les posant, vous comprendrez que je me les pose surtout à moi-même.
Ce que le spectateur comprend, quand se dénoue votre film, c’est que sa force d’emballement se construit autour d’une scène absente. Cette scène, comme l’a écrit judicieusement Nicolas Azalbert (Les Cahiers du cinéma n°668) « aspire » tout le film comme une force centrifuge alors qu’ailleurs votre récit est d’une grande lisibilité et l’ellipse n’y a pas grande place. Beaucoup ont évoqué au sujet d’Une séparation la célèbre phrase de La Règle du jeu de Renoir : « Le plus terrible dans ce monde c’est que chacun a ses raisons. » Votre film serait à ce titre l’illustration d’un irréconciliable. Nous assistons, démunis, aux agissements de chacun qui, pris séparément, nous paraissent légitimes mais lorsqu’ils se rencontrent, disloquent relations et société dans une réaction en chaîne. Une séparation, un film non-réconcilié. C’est là que le bât blesse pour moi car si, effectivement, dans ce film chacun à ses raisons, elles ne sont pas traitées de manière égalitaire. Le travail d’empathie qui tend à nous faire éprouver la complexité des situations qui dictent les décisions se fait finalement au profit de Nader, votre personnage masculin accusé (peut-être à tort) d’avoir causé l’accident de Razieh, la femme chargée de veiller sur le père de ce dernier. Le film met un point d’orgue à nous expliquer les tensions qui expliquent ses bassesses. Ni bon, ni méchant, il est toujours important que le film nous le rende ambivalent. À la fois médiocre et bon, dur et aimant, chacun peut alors être avec lui en empathie, comprendre ses mensonges et maladresses. Ce qui me trouble le plus, c’est que je ne peux pas en dire autant pour votre personnage féminin, Razieh, pourtant principale victime de votre tragique récit. Est ici en cause le principe actif de votre film, cette fameuse scène manquante, cette ellipse. Or cette scène est celle qui pourrait nous restituer l’équivoque de la situation dans laquelle est prise Razieh. Votre système ne peut que nous rendre méfiant envers elle, notamment quand nous découvrons (du point de vue de Kader, il faut le rappeler) la maltraitance envers le grand-père. À ma pauvre place de spectateur, je suis précisément privé de la scène qui me permettrait de comprendre dans quelle détresse Razieh se tient pour attacher un vieil homme à son lit. En comparaison de votre héros masculin, ses décisions et actions restent longtemps irraisonnées et dangereuses. Razieh est comme sous le coup d’une double peine : socialement dominée dans le récit, il faut encore que la mise en scène et les choix narratifs la rabaissent. Le point de vue toujours rivé à celui du dominant (ici le mâle bourgeois) a quelque chose pour moi d’intenable. Je comprends bien que le suspense du film ait été bien moins puissant si le contrepoint de Razieh (l’histoire vue à partir de sa détresse à elle) nous avait été restitué en amont du dénouement. L’efficacité d’un film peut-elle, pourtant, à ce point se faire au détriment d’un personnage de victime ? Votre film a au moins la force de réaffirmer que ce que ne montre pas le cinéma est au moins aussi important que le reste ; que selon l’expression bazinienne, « le cadre est avant tout un cache » et ce parfois pour le pire des personnages.
Abordant ces questions, un film, que vous connaissez sûrement pour être iranien et une œuvre importante des années 1990, m’est magistralement revenu en mémoire : Close-Up d’Abbas Kiarostami. Vos films ne sont pas sans points communs thématiques : un fait divers et judiciaire qui illustre une fracture assez nette entre groupes sociaux. Mais le plus important est encore que Kiarostami, tout comme vous, choisit minutieusement de laisser des éléments hors champ. Mais ce qui fait la grande beauté du film, contrairement au vôtre selon moi, c’était que justement la question du point de vue, de ce qu’on choisit de ne pas montrer, entre toujours en résonance avec la question de la représentation d’une situation inégalitaire, d’un clivage social. Si dans son film, Kiarostami choisit de nous cacher beaucoup de choses, c’est toujours pour mieux travailler ses apparitions. Si la confrontation entre l’usurpateur (un pauvre) et sa victime (un riche) est laissée hors champ, c’est qu’il faut un temps passer par les mots magnifiques du malfaiteur pour le comprendre et que, « le regard armé », le spectateur puisse réellement faire sa connaissance lors de la scène terrible de la confrontation entre les deux parties. C’est Jean-Louis Comolli qui a très bien parlé en ces termes de ce film, rappelant que les questions sociales y sont toujours doublées de questions de mise en scène, que c’est un plaidoyer pour un cinéma qui nous aide à fonder notre rapport au monde, pour un art qui a la charge, par la représentation, de compenser la violence de puissants. J’en veux finalement à votre film de ne pas en avoir fait autant pour seulement en accentuer le spectaculaire.
PS : Il est à noter que la polémique autour de Vol spécial, documentaire de Fernand Melgar, primé cette année à Locarno mais honni par le président du Jury, Paulo Branco, tourne autour de ces mêmes questions (jamais closes), de ce que peut (doit ?) faire le cinéma de sa puissance de représentation face aux rapports de domination. On peut trouver un condensé de cette polémique sur le site Spectres du cinéma.