La sortie du film Une séparation, Ours d’or à la dernière édition de la Berlinale, a été l’occasion de revenir sur la genèse du dernier film d’Asghar Farhadi mais également sur les thèmes récurrents dans son œuvre et leur évolution.
Les motifs de la séparation et du divorce s’effacent au profit du désir d’indépendance de Simin et Termeh et du conflit entre ces deux familles aux principes opposés. La séparation de Nader et Simin est-elle réellement le thème principal ? Comment est-ce que les autres s’y sont greffés ?
Effectivement, le titre original du film est La Séparation de Nader et Simin. C’est vrai que ça raconte la séparation d’un couple, mais en même temps il est aussi question de la séparation de chaque personnage l’un envers l’autre, c’est-à-dire celle d’un mari avec sa femme, un fils avec son père, un père avec sa fille, une famille avec une autre famille, une classe avec une autre classe. Ça montre vraiment les séparations qui existent entre divers êtres humains. Une séparation crée tout un éventail de situations qui permet de regarder plein de choses sous des angles différents. Je n’ai pas essayé de greffer quoi que ce soit. Tout a été imaginé et conçu dès le départ à des strates différentes.
Contrairement à À propos d’Elly où vous n’avez présenté qu’une classe sociale, Une séparation rassemble deux modes de vie. Vous aviez dit pour Elly que la complexité de l’Iran est si grande que vous préfériez vous concentrer sur un certain type de personnes. Il est donc surprenant qu’Une séparation en présente deux.
C’était très difficile pour moi de faire ça. Je ne voulais absolument pas faire un film sur la lutte des classes sociales. Et j’avais très peur que les deux heures qui m’étaient imparties ne suffisent pas à bien décrire deux classes sociales différentes. Et par conséquent j’ai choisi de travailler avec moins de personnages car cela me permettait de traiter tout le monde. Au moment où je racontais la lutte, ou en tous cas, les conflits qui existent entre ces deux classes, l’écriture m’a pris beaucoup de temps. Je marchais sur une frontière extrêmement mince. Je ne voulais absolument pas donner l’impression que je défendais une classe plus qu’une autre car je ne suis ni pour la classe moyenne, ni pour la classe opprimée.
On a l’impression que votre cinéma est un cinéma de l’opposition. Deux femmes aux antipodes l’une de l’autre dans À propos d’Elly et deux classes sociales très différentes dans Une séparation. Est-ce que cela repose sur la diversité du peuple iranien ?
Effectivement, la société iranienne est une société très diversifiée, donc forcément plus elle est diverse plus il y a de conflit entre les couches. Et en même temps, je peux vous dire que ma dramaturgie est toujours basée sur le conflit. Ce sont les contrastes qui existent dans la société iranienne qui me permettent de créer une histoire. Dans tous les films que j’ai faits, il y a effectivement toujours un conflit entre les personnages.
Lors d’une de vos interviews sur À propos d’Elly, vous parliez du mensonge, du jugement et de la relativité de la morale. Bien que présentées dans un contexte différent, ce sont exactement ces thématiques qui surgissent dans Une séparation.
Je ne sais pas d’où vient cette obsession. Je ne choisis pas à l’avance mais à chaque fois que j’écris une histoire ces thèmes me reviennent. Je ne choisis pas une histoire en fonction de ces sujets, j’écris d’abord l’histoire et ça vient après. Quand j’écris et que je vois que ces thèmes existent, la seule chose que je fais c’est essayer de les accentuer un peu plus lors de l’écriture du scénario.
Dans Une séparation, les enfants et en particulier Termeh sont plus qu’un reflet des opinions de leurs parents dont ils se distancient ou auxquels ils adhèrent selon leur propre morale. Ils deviennent des personnages indépendants.
J’ai l’impression que les enfants dans mes films grandissent au fur et à mesure de mon travail. Dans mon deuxième film, ils sont nés. Dans La Fête du feu ou dans À propos d’Elly, ce sont encore de petits enfants. Ils entendaient ce que disaient les adultes mais ils ne réagissaient pas. Mais maintenant ils ont atteint un âge qui leur permet de réagir et d’apporter leur point de vue. Je pense que dans le dernier film, comme vous le dites, ils peuvent prendre des décisions.
Certains réalisateurs optent pour des amateurs dont la vie ressemble à celle de leurs personnages quand il s’agit d’interpréter des rôles délicats comme celui du grand-père dans Une séparation. Souhaitiez-vous comme eux prendre un non-professionnel ou avez-vous choisi un acteur de formation ?
On ne peut pas dire que celui qui joue le grand-père (Ali-Asghar Shahbazi) soit un professionnel, je dirais qu’il est amateur parce qu’avant ce film-là, il avait joué qu’un petit rôle dans un autre film. Si je voulais accorder ce rôle à un comédien professionnel que les gens connaissent déjà, je crois qu’ils n’auraient pas cru au personnage parce qu’ils l’ont déjà vu de multiples fois dans d’autres films et ça aurait créé une distance entre le spectateur et le rôle. J’avais besoin de quelqu’un que l’on ne connaissait pas. Quoi qu’aurait fait l’acteur professionnel, tout le monde se serait dit : « Non, il n’a pas Alzheimer, il est en train de jouer. » Et probablement l’aspect documentaire que j’avais envie de donner au film et à ses personnages aurait été trahi. Ce qui est très intéressant, c’est qu’Ali-Asghar Shahbazi est en pleine forme et n’est absolument pas malade. Et peut-être le fait qu’on ne le connaisse pas permet à tout le monde de parler de lui en me demandant s’il est réellement malade ou pas. Mon assistante est allée longtemps dans des centres spécialisés et elle a rencontré des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, parce que je pensais au départ faire jouer un vrai malade. Après je me suis rendu compte que ça allait être trop compliqué.
Le spectateur d’Une séparation reste assez distant aux évènements et semble adopter la neutralité d’un arbitre. Le regard-caméra à l’ouverture permet de prendre conscience de l’œuvre cinématographique tandis que la fin incite très fortement à la réflexion. Souhaitez-vous ainsi, comme Bertolt Brecht, pousser le public au recul et au jugement ?
On connaît les théories de Brecht en Iran. Mais le théâtre traditionnel iranien, théâtre religieux, qui a été créé bien avant que Brecht ait écrit ses textes, travaille justement sur la distanciation entre le spectateur et l’œuvre. Je n’ai par contre pas essayé de donner l’impression au spectateur qu’il est en train de voir un film et qu’il y a une certaine distance. Au contraire, j’ai toujours voulu qu’il ait l’impression de voir la réalité et la vie. Si vous sentez cette distance qui est juste par rapport au film et si vous n’avez pas la même compassion physique que vous avez eu avec Elly, c’est que j’ai justement voulu que vous vous mettiez à la place du juge. Dans Elly, vous avez des passages où vous devez juger des personnages, mais dans Une séparation, c’est tout au long du film que vous jouez ce rôle.
Votre rapport au théâtre influence t‑il votre méthode de travail lors de la réalisation d’un film ?
Il y a deux aspects de mon expérience théâtrale qui m’aident au cinéma. Premièrement dans l’écriture ; je m’inspire énormément de la dramaturgie théâtrale. Et deuxièmement, dans mon travail avec les comédiens. Je me réfère à des méthodologies théâtrales mais je ne fais pas jouer les comédiens de façon théâtrale. À mon avis, c’est un trésor inestimable que j’ai eu en travaillant d’abord dans le théâtre.