En juin 2011, comme pour mieux contourner le rance et insidieux embrouillamini franco-français sur l’islam et la laïcité, notre société se ruait dans les salles d’art et d’essai voir un film iranien, Une séparation. Depuis cette déflagration, Farhadi en France, c’est l’œuvre à l’envers. Après un film inégal de 2006, La Fête du feu, et l’inégalé À propos d’Elly en 2009, le distributeur Memento Films expie sa frilosité passée en nous présentant aujourd’hui un opus du cinéaste daté de 2004, Les Enfants de Belle Ville. Le public y retrouvera l’écheveau complexe qui a fait le succès des films suivants. Au milieu des couleurs, il fera surtout une rencontre restée orpheline dans sa filmographie, d’une passion-obsession plus grande que la mort : Ala et sa fureur de vie.
Farhadi a dit : « La tragédie moderne n’est pas le combat du bien et du mal, mais du bien et du bien. » Quand ce combat se condense dans l’esprit malmené d’un seul personnage, on appelle ça un dilemme ; quand tous les personnages d’un écheveau en portent un avec les contraintes, le passé et les désirs qui leur sont propres, on obtient une situation. Enfin, quand chacune des branches des alternatives n’obligent pas seulement les vies et l’honneur des concernés, mais force toute une société à constater que les lois des hommes ne sont pas à l’image de celles du Dieu dont ils se réclament, on appelle ça un film de Farhadi. Ajoutez un plan ou un personnage manquant, et la recette est complète. Certes, cela pourrait bien finir par lasser. Mais Farhadi n’a rien de l’aventurier, de l’homme des lointains. Quand certains nomades arpentent le champ formel des possibles cinématographiques (Kiarostami, Panahi), Farhadi, démiurge casanier, reste l’esprit bien planté dans son sol, à triturer les matériaux jadis rencontrés sur son infime parcelle.
Les Enfants de Belle Ville est fait de cette argile : c’est le blessant « choisir, c’est sacrifier » ; c’est la société et la religion comme les deux bords d’une austère déchirure ; c’est un détail, le bleu turquoise d’une porte au milieu des grisailles, comme un pied de nez de la beauté à la misère. Akbar comme son meilleur ami A’la sont des « enfants de Belle Ville », quartier de Téhéran dans lequel se trouve la prison pour mineurs où ils sont incarcérés. Le film se lance sur le revers tragique d’une bonne intention : Ala convie tous les détenus à se réunir pour fêter la majorité d’Akbar en oubliant que son entrée dans l’âge adulte sonne aussi l’imminence de son exécution. La peur de la peine capitale déclenche chez Akbar une peine maximale : il s’isole, crie, explose, frappe son ami, puis s’effondre. Quoique vivant, on ne le reverra pas. La vie absente, l’ellipse structurelle qu’on aime chez Farhadi, c’est lui. Le récit achoppe sur ce disparu de l’image et suit la course rédemptrice d’Ala qui va tout faire, par amitié, pour retenir le bras sans esprit d’une loi sanguinaire.
Ala est de l’énergie brute et naïve, comme sait en produire l’idée de l’amitié telle qu’elle gît au fond d’un être plus adolescent que voleur. Sa pulsion entraîne le récit et pulse la mécanique du choix chez tous les êtres qu’il croise. Un seul enfant qui croit, c’est mieux que deux adultes qui hésitent. Sa seule présence parmi eux suffit à faire exploser leurs contradictions. Firozeh (Taraneh Alidoosti qui deviendra l’actrice fétiche de Farhadi), la sœur du détenu chez qui Ala se rend pour trouver un appui, est l’esprit d’indépendance dans une vie de soumission ; Rahmati Abolghasem, père de la victime d’Akbar, menton rentré en lui-même et de noir vêtu, est une orthodoxie religieuse rêche et dure comme la pierre mais qui ne peut empêcher les paroles d’Ala, à la puissance de conviction sans faille, de résonner en lui. Voilà pour la grosse et fracassante machine que Farhadi fait vibrer en rythme.
Mais pourquoi Les Enfants de Belle Ville, son récit de bronze, en plus d’intéresser, peut-il encore émouvoir ? Les quelques notes au sentimentalisme difficilement supportable qui viennent ponctuer la détresse d’Akbar et ternir les si beaux premiers plans n’y sont assurément pas pour grand-chose. Si l’engrenage scénaristique parvient à prendre vie, c’est que Farhadi a su injecter de l’irrationnel dans un dispositif qui a tout du contraire. Il faut y prêter garde : la pulsion amicale d’Ala se mue peu à peu, au fil des rencontres et quoique à des fins rhétoriques (il faut bien convaincre), en véritable passion du principe de vie. Et à cela, il n’y a aucune explication à donner, pas de cause à laquelle remonter. Une fois installée cette fureur de vie, la mécanique des passions se poursuit durant une heure et demie : c’est l’humiliation pour la grâce, ponctuée d’insistances et de refus ; c’est le combat, bien sûr, contre son contraire, un système de lois mortifères ; c’est surtout la mesure d’un écart, sinon d’une incohérence, entre le prix du sang et l’injonction divine, inscrite dans le Coran, à toujours rester à l’égard des pêcheurs le plus miséricordieux. L’engouement est contagieux, il parasite les esprits cadenassés par les habitudes de vie et de pensée.
Ala, parce qu’il agit d’un amour pur, c’est-à-dire sans raison, est une donnée que le récit ne peut pas assimiler à son enchaînement. Et c’est tout le système, dans ses réglages millimétriques, qui semble alors avoir été inventé pour orchestrer l’apparition de l’étincelle qui lancera sa cylindrée. Voir Les Enfants de Belle Ville, c’est regarder opérer sous nos yeux la mutation d’un schéma actanciel en course passionnelle. À côté de la passion d’Ala, de sa force qui va, le reste du film n’est plus qu’une affaire de vis et de boulons. À rebours, mais encore une fois, Farhadi nous prouve qu’il est un cinéaste de l’éthique, jamais un moraliste. En ces temps de discours populistes, une telle intelligence de la formulation plutôt que de la solution, une foi inconditionnée dans le principe plutôt que l’action du cynique, deviennent libérateurs. Dans un film de Farhadi, l’esprit respire.