Los Angeles, 2019. Un ciel rouge baigne une masse urbaine faite de silhouettes de constructions pharaoniques dont on ne distingue, dans ce plan d’ensemble, que les contours et surtout les lumières qui y dansent : néons, signaux clignotants, phares de voitures volantes, même des colonnes de feu dont les ondulations donnent une illusion de ralenti. Puis un gros plan, un œil sur le globe duquel se reflète cette constellation artificielle, et qui pourrait être le nôtre, tant ces lumières semblent se livrer à une hypnose sur quiconque les regarde. On passe en intérieur : l’homme à qui appartient l’œil est un policier, qui se prépare à mener un interrogatoire. À la fin (violente) de celui-ci, les cinq premières minutes d’images de Blade Runner (en exceptant le carton d’introduction) se seront écoulées. Or, quand le film finit moins de deux heures plus tard, il apparaît qu’il était presque tout entier annoncé, sinon contenu dans ces cinq premières minutes : dans sa peinture hypnotique, dans sa vision aussi vertigineuse par certains aspects que bornée par d’autres (ce qui ne l’a pas empêché d’être à la longue qualifié de « visionnaire »), et dans cette fascination qui, trente-trois ans après en avoir fait un « film culte », opère et interroge encore.
Ridley Scott rêve-t-il de voitures volantes ?
« Visionnaire », Blade Runner (1982) l’est en grande partie pour ses créations urbaines futuristes qui ont, à des degrés divers, influencé à peu près tout ce qui s’est fait depuis dans ce domaine au cinéma, alors que lui-même tient d’un ancêtre beaucoup plus lointain : Metropolis (1927). Comme Fritz Lang avant lui, Ridley Scott a tâché (avec le concours du designer industriel Syd Mead) de matérialiser un possible de la concentration urbaine, assemblages monumentaux pour un conglomérat humain, tandis que les annonces de colonies extraterrestres laissent imaginer un spectacle à peine plus respirable ailleurs. Cependant, là où Lang dresse ses accessoires futuristes comme un décor matériel avec lequel interagit sa fable sociale, Scott s’ingénie à en faire une ambiance, un arrière-plan tout aussi visible mais qui enveloppe le récit, l’enlumine, plus qu’il ne le supporte — un récit mêlant film noir et conte mythologique (on reviendra sur cette étrange alliance), où un discours social tel qu’on pouvait en lire dans Metropolis n’est qu’évanescent.
La mégalopole de Blade Runner existe certes par ses multiples détails matériels (comme la fameuse voiture volante, ou « spinner »), mais cette matière vaut moins pour sa présence concrète que pour ses contours, ses textures, ses éclairages. Les effets lumineux sont nombreux, la brume et les clairs-obscurs transforment la captation de ce monde en une peinture impressionniste où la vision semble sans cesse embuée avant d’être épurée, éblouie avant d’être assombrie, où le concret est vu par le filtre du fantasme. Et il s’agit moins du fantasme de la science-fiction que du fantasme généré par l’esthétique de la matière mise en branle pour créer de la science-fiction. En somme, tandis que la projection du futur met en branle l’imagination, Scott vise à créer une rêverie surplombant cette projection, où l’esthétique invite à regarder les choses différemment, au-delà du contexte — une forme de distraction autant que de réinterprétation. On ne s’étonne guère, dès lors, que Blade Runner convoque en son sein le film noir, les mythes de Pygmalion et de Frankenstein, le poète William Blake, une licorne et même le cinéma d’épouvante, avec notamment cette chasse à l’homme à travers un immeuble désaffecté traversé de saisissants clairs-obscurs.
Au-delà de ce décor enluminé et enluminant, la peinture sociale de la ville relève également de l’impressionnisme — c’est-à-dire qu’on s’intéresse moins à conter la société qu’à capter les impressions d’ensemble. Le cosmopolitisme de cette concentration humaine suscite un tableau dont ressort avant tout l’ambiance pittoresque, entre les cuisiniers de snack-bars d’Extrême-Orient, les marchands du Moyen-Orient et même une bande de rue qu’on ne distingue qu’en silhouettes et incluant un nain. Soit une grande foire dont on ne garde que les contours, les rumeurs, les détails les plus excentriques qui pourraient aussi bien appartenir à quelque univers de fantasy sans âge précis. Tout cela fait partie du cadre, rejoint la décoration, et si l’on cherche quelque considération sur l’homme — sinon sur la communauté — du futur, il faut se rapprocher du comportement des personnages.
Plus qu’humain
Dans ce futur postulé par Philip K. Dick et revu par les scénaristes, l’Homme, se prenant comme souvent pour Dieu, a créé des androïdes parfaitement à son image (les « Réplicants ») pour en faire sa main d’œuvre sur des planètes colonisées. Mais, peu sûr de son contrôle sur sa création si semblable à lui, il les a interdits de séjour sur Terre, sous peine de mort. Peu après le carton résumant ainsi la situation, arrive cette scène où le policier Holden (le propriétaire de l’œil filmé en gros plan) interroge un autre individu, Leon Kowalski, sous la forme d’un test de micro-réactions physiques à une batterie de questions, réactions analysées par une machine pour déterminer si l’interrogé est un humain ou un Réplicant. Or la scène met en évidence un malentendu qui hantera tout le film : sur la définition de l’humain. Par le principe même du test, l’interrogé est jugé humain ou non-humain s’il répond à certains critères. Leon, nerveux, fait mine de ne pas comprendre le test, en pointe la rigidité voire l’absurdité, le tourne l’air de rien en dérision. Face à lui, Holden ne peut qu’opposer sa stricte soumission au protocole, avouant qu’il n’a même pas écrit lui-même les questions qu’il pose. Le trouble est là : par leur apparente spontanéité et leur réticence au protocole, les réactions de Leon (lequel, on l’apprendra presque aussitôt après, est un Réplicant) semblent plus proches de la sincère humanité que l’attitude formaliste affichée par son interrogateur, dont on perçoit cependant le léger malaise quand Leon remet en question son autorité. La question, inhérente au scénario, de savoir ce qui distingue l’humain de son imitation se présente dès lors sous un jour plus subtil : ne s’agirait-il pas aussi de situer son humanité dans un système visant à réduire l’homme à un organisme répondant aux critères ?
Et voici Deckard, le flic nettoyeur de Réplicants et au bout du rouleau (joué par Harrison Ford avec un manque d’expressivité qui sert bien son rôle). L’antihéros pose de nouveau parfaitement ces questions de l’homme, de l’imitation d’homme et du système : déjà tributaire de l’archétype familier de l’enquêteur de film noir (désabusé, sans tendresse, prompt à donner des coups mais surtout à en prendre, voire porté sur l’alcool), le voilà attelé à une tâche sans passion ni satisfaction (il utilise la même machine de test que Holden), à une vie intime réduite à une rêverie dont on se demande dans quelle mesure elle n’a pas été fabriquée artificiellement (la licorne). Et qui ne trahit sa plus forte marque d’humanité que dans un moment des plus incongrus : son désir violent pour une femme, Rachael (Sean Young), identifiée plus tôt comme une Réplicante. Les multiples rafistolages opérés sur Blade Runner depuis sa sortie ont diversement déplacé le curseur sur une question ardue : Deckard serait-il lui-même un Réplicant ? À vrai dire, la question paraît purement théorique, basée sur quelques signes à dénicher çà et là à l’écran, et ne semble pas si essentielle au regard de celle que posent des scènes comme l’interrogatoire ou le baiser brutal entre Deckard et Rachael : ne serait-ce pas plutôt l’ordre social qui définit arbitrairement ce qui est humain et ce qui est machinal ? l’humain ne serait-il pas à chercher dans ce qui n’est pas prévisible, ce qui échappe à la grille de lecture ?
Des hommes et des dieux
Ces doutes formulent une contradiction apparente : si Blade Runner laisse agir quelque trouble bienvenu sur la question de la place de l’humain, est-ce pour autant l’humain qui l’intéresse en premier lieu ? Car il n’en met pas moins en avant, en montrant une sérieuse fascination, ce qui n’est pas humain mais aspire à l’être, à savoir les Réplicants, en l’occurrence ce petit groupe qui, infiltré sur Terre, cherche à mettre fin à leur condition de créatures contre nature et trop vite périssables. De la tension de Leon pendant son interrogatoire, prompt à déjouer les pièges du policier, aux envolées poétiques du leader du groupe Roy Batty (excellent Rutger Hauer) que Scott n’hésite pas à filmer à demi nu telle un modèle de représentation de dieu antique, le film place ses Réplicants au-dessus de la mêlée, non invincibles mais surpassant l’humain sur bien des points, dont certains motifs de supériorité comme la sensibilité artistique (chez Batty, du moins) restent cependant enviables. Ce sont moins des monstres à l’image de l’Homme que des surhommes (même éphémères), des fantasmes d’individus proches de la perfection (même dangereuse), à l’attitude délibérément un peu moins naturelle que celle d’un humain, mais qui touchent néanmoins par leurs efforts pour s’adresser à l’homme d’égal à égal (le fabricant d’automates qui pourrait les aider, le généticien qui les a conçus, enfin Deckard qui leur court après).
Scott est sensible à cette humanisation contrariée, sans pourtant tempérer sa fascination manifeste pour l’aspect « hors humain » de ces personnages (les déclamations posées de Batty, les acrobaties virtuoses de Pris/Daryl Hannah, etc.). L’artificiel paraît l’intéresser au moins autant que l’humain — ce qui ramène d’ailleurs à son soin, évoqué plus haut, à enluminer les décors. Cela confère à la longue un drôle de statut à Blade Runner : un édifice d’une certaine froideur (esthétique, décors et direction d’acteurs semblant se dresser pour restreindre les émotions), mais se laissant lézarder de quelques failles qui, à défaut de bouleverser tout à fait, interpellent résolument.