Après The Servant (1963), Joseph Losey continue sa collaboration scénaristique avec le dramaturge britannique Harold Pinter, collaboration qui s’achèvera en 1971 avec Le Messager. Grand prix du jury lors du festival de Cannes et Prix de l’union internationale de la critique en 1967, Accident est un drame construit en flash-back et dont le seul point de vue – scénaristique, psychologique, cinématographique – se concentre exclusivement sur le personnage principal. C’est ainsi l’âme d’un homme qui est disséqué par le biais d’une mise en scène implacable.
William, étudiant à Oxford, se tue en se rendant chez son professeur de philosophie, Stephen. Sa fiancée, Anna, sort indemne et est recueillie secrètement par le quadragénaire. Pendant que la jeune femme tente de ressurgir de ce drame, Stephen se remémore les passions qui ont entouré la belle Anna, une princesse autrichienne.
Dès le début, place est faite à une mise en scène qui intrigue par le biais d’un plan très long sur la façade d’une demeure, zoom avant, et le bruit d’un accident de voiture en off. Ensuite, une série de plans très courts, n’ayant en apparence aucun rapport entre eux, font basculer ce banal accident en tragédie énigmatique. Le film est alors littéralement porté par le regard de Stephen qui en voyant le visage ensanglanté de William aperçoit aussi la robe blanche immaculée de sa fiancée. Peu de dialogues et la lenteur de certaines actions donne bien au contraire un point de vue unique sur chaque scène. Joseph Losey fait alors un travail acharné sur les amorces qui viennent cerner le second plan de l’image.
Et ce souci de disséquer finalement le regard de Stephen est d’autant plus impressionnant que le flash-back montre l’évolution du quadragénaire à la vue d’Anna. Pétri de conventions, entre respectabilité et traditions, Stephen, pourtant marié et père de deux enfants (sa femme est encore enceinte), a une situation fort confortable. La venue de deux étudiants beaux, jeunes, aimés et aimants, le pousse à se bouleverser lui-même. Le plan le plus magique est d’ailleurs celui qui réunit les deux mains, celle de Stephen, celle d’Anna, sur une barre en bois. Elle attend la jeune fille que l’homme l’effleure, la touche. Mais rien, Stephen reste silencieux, cette main posée à quelques doigts du désir, zoom arrière, plan taille du couple, et ce détail révélateur (les deux mains) retourne à leur propriétaire.
Si la mise en scène est travaillée lentement, parfois de façon contemplative, en usant d’un montage pourtant vif, c’est que le temps est le grand protagoniste de cette histoire. Certains critiques à la sortie du film ont vu du Proust chez Pinter et ont comparé ces souvenirs à ceux évoqués par l’écrivain français dans ses quêtes du temps perdu et retrouvé. La bande sonore utilise avec abondance des carillons, tic-tac, et le temps écoulé ne se fige absolument pas lorsque Stephen se rappelle ses dernières semaines. Le film est alors construit en espaces intérieurs et extérieurs. Si l’extérieur est toujours menaçant, attirant (la séquence étonnante avec son ancien amour, Francesca), l’intérieur, lui, maintes et maintes fois arpenté, sécurise Stephen. La demeure du professeur est au centre des passions tandis que son bureau à l’université n’est qu’un lieu de rendez-vous manqués.
Quelques animaux alors viennent seconder l’image des protagonistes : du cheval hennissant lors de l’accident à la chèvre que caresse Anna lorsqu’elle apparaît pour la première fois, au chien fidèle et obéissant qui suit l’épouse soumise en passant par le chat noir qui sépare le cours de tennis sur lequel Stephen, William, Anna et Charley jouent une balle de match ou encore le cygne qui s’avance majestueux lorsque les deux étudiants font une balade en barque. Sans oublier Stephen lui-même, vautour dès le début du film, qui rôde tout au long du récit autour d’Anna. L’animalité est bel et bien au cœur d’Accident.
Enfin, ce film ne saurait être aussi prégnant sans l’éblouissant casting réuni par Joseph Losey. Pour interpréter Stephen, le cinéaste demande pour la dernière fois à Dirk Bogarde, après La bête s’éveille (1954), Pour l’exemple (1964), The Servant (1964), d’être tour à tour inquiétant, perdu, victime, bourreau. De même, il fait appel à Jacqueline Sassard, alors au début de sa carrière, pour donner sa beauté à cette Anna mystérieuse. Après Accident, la jeune femme tourne avec Claude Chabrol Les Biches, et inexplicablement, cesse sa carrière. Mais l’étoile du film, le moment de grâce, c’est l’arrivée de Delphine Seyrig, sa voix, son port de tête, sa silhouette, son regard. Joseph Losey s’est souvenu de L’Année dernière à Marienbad (1961) et du temps enchevêtré, incertain qui fomente la mise en scène d’Alain Resnais.