En 1950, lorsque la réalisation du remake de M le maudit lui est proposé, Joseph Losey a déjà tourné quatre films – dont le tout premier, Le Garçon aux cheveux verts, reste l’un des plus célèbres de sa carrière. Ce n’est pas une mince affaire de décider si « Joe » Losey, metteur en scène de théâtre respecté sur la côte Est mais cinéaste encore « jeune » à Hollywood, a véritablement choisi ce film. Entre la nécessité de travailler, notamment pour échapper à l’étau des anticommunistes qui lui tournent autour (il quittera les États-Unis après la superbe réalisation qui suivra, La Grande Nuit), et les projets qui se feront sans lui (L’Équipée sauvage et Le train sifflera trois fois), Losey a signé, il doit tourner. Ce sera donc le remake de M le maudit, vingt ans après le film de Fritz Lang, Celui-ci est envisagé sans débordement d’enthousiasme mais sans excès de timidité : quoique déjà considéré par tous comme un chef d’œuvre absolu, le film de Lang ne fait pas peur à Losey, diablement excité à l’idée de tourner dans les extérieurs de Los Angeles, dans le quartier de Bunker Hill en particulier. Ni les réticences de Fritz Lang, ni la présence de Peter Lorre, qui rôde dans les studios de Hollywood à la même époque, ne l’impressionnent : il accepte de transposer le récit du tueur d’enfants dans l’Amérique des fifties, avec Seymour Nebenzal, producteur du premier « M » et compagnon d’exil de Lang aux États-Unis. Le seul obstacle incontournable, c’est celui de la censure : il ne pourra modifier le parcours du monstre créé par Lang. Pour autant, il ne se gênera pas pour donner une autre allure à la statue : même attitude, mais pas tout à fait le même visage…
Mélancolie du tueur
« J’avais […] sur un criminel sexuel un point de vue différent de celui qu’avait Fritz Lang vingt ans plus tôt : lui le voyait comme un monstre qu’allaient juger les criminels et les membres des bas-fonds. […] Mon point de vue était que la société est responsable de lui et qu’il est malade. Personne ne devait le juger, sinon un personnel médical qualifié et dans le cadre d’un procès légal. C’étaient donc deux attitudes de toute évidence radicalement contradictoires. C’est aux contradictions que le film doit ce qu’il a de bon, et aussi ses faiblesses. » Ainsi parlait Losey de son remake américain de M le maudit, qu’il n’avait pas « étudié » : « Je n’ai pas fait de tentative pour l’imiter. » Très contraint dans la réalisation du film, Losey ose un regard différent sur l’assassin, « petit homme solitaire […] qui ne tue pas par cruauté, il aime les enfants qu’il tue ». Cette approche n’est pas la moindre singularité de ce remake, qui reprend certes à son compte les fondamentaux du premier film (« M » est l’homme à abattre moins parce qu’il est « le mal » que parce qu’il perturbe le business as usual de la pègre) mais modifie le personnage, interprété par un acteur jeune au physique ordinaire, un man next door éloigné de l’expressivité vaguement monstrueuse d’un Peter Lorre. Certes, « M » séduit toujours les petites filles dans les fêtes foraines, mais le baby killer est fragile, il révèle une proximité sensible avec les enfants, avec leur monde et surtout leur perception du monde. Ce tueur paradoxal n’a de cesse de protéger ses proies : il les recouvre d’un manteau quand elles ont froid et va même jusqu’à leur demander pardon. Il est l’égal de ses victimes (qui « ne sont pas souillées », nous est-il précisé d’emblée), dont il partage la mélancolie, la solitude et la vulnérabilité. Comme elles, et surtout avec elles, « M » aime contempler les vitrines où les petits trains tournent en rond ; rien n’est plus éloigné du monde des adultes que ce meurtrier traqué par des vandales, trouvant refuge parmi des mannequins muets comme des poupées. Ainsi la violence du tueur ne s’exprime à l’écran que sur les choses, dans un déchaînement absurde pour venir à bout de leur résistance obtuse, tandis que le hors-champ où se déroulent les meurtres est stylisé comme dans un film pour enfants – un ballon qui s’envole, un autre qui finit sa course au pied de la caméra.
Il ne faut toutefois pas s’y tromper : Joseph Losey, dans un film très noir d’une admirable qualité plastique (la restauration du film, en grande partie nocturne, restitue magnifiquement la sophistication des cadres et la précision des lumières d’Ernest Laszlo), ne livre pas une « fiction de gauche » compatissante, comme pourrait le laisser penser le point de vue de Losey lui-même sur son personnage. Lang avant lui avait travaillé aux côtés de Brecht : Losey n’a pas le monopole de l’humanisme. S’il faut voir dans son criminel davantage une victime qu’un pur moment de cruauté, comme cela éclate dans le long plan séquence final, son propos n’en est pas moins lucide et pessimiste : le nazisme, arrière-plan de M le maudit en 1931, a certes disparu (depuis peu), la société américaine enfante pourtant à son tour ses propres monstres. Parmi eux, la violence et la corruption sont sans doute les plus tenaces : elles sont omniprésentes dans le M de Losey, chez les policiers, les vauriens eux-mêmes et les politiciens, grandes gueules et petits bras. Le ridicule de la cohorte des vengeurs et des sermonneurs de tous poils (les psychiatres ne font pas défaut) dessinent un paysage ironique et dérisoire d’où le premier plan, le couple de l’homme et de sa victime, semble réchapper, intact dans sa pureté. D’autres figures fortes du drame – le chef de la pègre, l’avocat ivrogne – illustrent par ailleurs un refus du manichéisme qui fait de ce remake un des grands films noirs de l’époque – aux côtés notamment d’En quatrième vitesse réalisé quatre ans plus tard par le premier assistant de Losey sur ce tournage : Robert Aldrich.
Exercice de style
Losey ne se contente donc pas de transposer d’un monde à l’autre, d’une ville à l’autre le drame de « l’infâme » ; refaire M le Maudit, ce n’est pas seulement l’actualiser dans l’Amérique de l’après-guerre, c’est aussi, inévitablement, se confronter à un pur exercice de style. Losey, contraint par la censure de ne pas toucher au récit original, s’approprie la matière visuelle et dramatique que lui procure cette production américaine avec une grande liberté, et avec son génie de la mise en scène. Les extérieurs urbains de Los Angeles – tunnels, collines, volées d’escaliers, vieilles maisons de bois, mall de fêtes foraines… – et l’architecture d’un baroque à la fois rationnel et luxuriant du Bradbury building, qu’on dirait tirée d’un dessin de Piranèse, sont bien plus qu’un simple décor. Ils forment un univers mobile, aux perspectives changeantes, interchangeables : le plein et le vide, l’ouvert et le clos, l’élévation et le souterrain sont continuellement en mouvement, comme un dialogue visuel qui accompagne la traque de M et lui procure dynamique, vivacité et profondeur. Sur ce point Losey raconte sa jubilation à tourner hors studios, dans des décors « absolument fabuleux, que l’on n’avait jamais vus dans un film hollywoodien, et qu’on n’a jamais revus depuis ». Mais il limite de lui-même le recours à des « décors naturels » et à un réalisme de pacotille : « Les bas-fonds américains n’ont évidemment jamais ressemblé à ceux-là, et surtout pas à cette époque. Il y avait un mélange de Los Angeles aujourd’hui, de L’Opéra de quat’sous de 1920, de l’Europe de l’Est et tout cela ne pouvait pas se mélanger. » Loin d’un cinéma vérité pas encore à l’ordre du jour – et dont Losey se souciera peu –, l’inventivité visuelle dont fait preuve Losey dans ce remake porte la marque d’une mise en scène qui donne une valeur intrinsèque aux lieux traversés par les personnages : ils disent et dictent l’action.
Porté par une mise en scène implacable et une brillante direction d’acteurs, le remake du chef d’œuvre de Fritz Lang par Losey est un grand film à part entière, un film noir de la plus belle eau et une grande réalisation des débuts du cinéaste américain.