Avant tout remettre les choses à leur place, et dans le bon ordre : si ce film de Joseph Losey porte le titre (à une lettre près) d’une célèbre toile de Francis Bacon, Figure in a Landscape, la référence à cette œuvre reste de l’ordre de la conjecture. On pourrait certes rapprocher, un peu artificiellement, le style si singulier de la peinture de Bacon, entre abstraction et figuration, et celui d’un film qui tend manifestement à une certaine abstraction (nous ne connaîtrons jamais les tenants et les aboutissants de cette « fuite », pas même le pays où elle a lieu). Mais de là à tisser un lien entre une forme de cruauté représentée par Bacon, et le climat de menace qui est celui du film de Losey, il y a un pas qu’il nous semble léger, voire exagéré, de franchir. À l’origine de Deux hommes en fuite (en anglais Figures in a Landscape), tourné en 1969, il y a un roman éponyme sur l’évasion de deux soldats et leur fuite dans les épaisses forêts tropicales, qui connut un vif succès à l’été 1968, en pleine guerre du Vietnam. Robert Shaw, interprète du personnage de MacConnachie, avait insisté auprès de Joseph Losey pour qu’il assure la mise en scène d’une production qui devait renouveler, sur les écrans, le succès du roman. Losey accepte la réalisation de ce « film de circonstance » qui doit lui permettre de se refaire après l’échec commercial de Cérémonie secrète ; il ne voit pas d’un bon œil en revanche le récit d’une violence gratuite, qu’il va transformer en une réflexion oppressante sur une quête de liberté qui confine à l’absurde. Le tournage, dans les somptueux paysages de l’Espagne du sud, fut éprouvant, pour un film qui ne l’est pas moins : entre le vide magnétique d’une nature démesurée et inflexible et la trivialité des dialogues entre les deux fuyards, Losey crée un film à la frontière de plusieurs genres, mais qui ne se satisfait d’aucun. D’où peut-être le sentiment d’un film qui n’atteint pas vraiment son but, faute de l’avoir clairement identifié.
La nature a horreur du vide
C’est bien connu, la nature a horreur du vide. Mais l’axiome, au cinéma, depuis Greed et ses vallées désertiques jusqu’aux flots trop calmes des Dents de la mer (où le même Robert Shaw gagnera la postérité), pourrait se renverser : l’horreur, c’est justement cette nature, vide et impavide, trop vaste et trop calme pour les petits bonhommes qui s’y agitent. De prime abord la somptueuse plaine aux reliefs changeants que traversent les deux fuyards de Deux hommes en fuite est belle, elle est même douce parfois. Losey et Alekan filment la terre comme la peau sensuelle qui recouvrirait un corps gigantesque et endormi. Vu d’en haut, de cet hélicoptère borgne qui survole l’errance des deux évadés, ce qui se déroule à l’écran c’est l’infiniment grand, celui des espaces préservés où l’homme n’a pas posé sa patte ; les hommes, ceux qui courent et se cachent, sont à l’inverse vulnérables, leurs dialogues sont dérisoires, leurs hurlements ne servent à rien et surtout leurs personnages eux-mêmes sont vides : on ne sait rien de la geôle qu’ils fuient, ni de la justice qui les a condamnés. Soulignée par la partition inquiétante — et remarquable — de Richard Rodney Bennett, la scène de ce film plus théâtral qu’il n’y paraît se partage ainsi entre une nature épanouie et grandiose et une médiocrité des échanges, et des individus, qui plombe le destin de ces « personnages » : ils ne sont décidément pas à la hauteur de ce « paysage ».
Coupables sans témoins
Deux hommes qui fuient, un hélicoptère qui les traque, un paysage : tout le reste est dans l’ombre. Losey se livre, plus qu’à un « thriller », à une variation à la fois subtile et terriblement frustrante pour son spectateur sur le vide. Ainsi de ces scènes figées dans une représentation dont l’artificialité est assumée, d’où l’effort pour les rendre crédibles est tellement minimal qu’on se croirait parfois au théâtre : bagarres, explosions, poursuites, tout est de pacotille. La mise en scène emprunte certes aux codes du film de guerre (le pathétique bombardement d’un champ de maïs façon napalm) ou d’espionnage (la garde-robe des soldats sur la montagne), les paysages sont certes ceux du western, pourtant Deux hommes en fuite ne se résout jamais à être le « film de genre » qu’il aurait pu être. Losey joue avec les conventions du film de guerre qu’appelait cette adaptation mais en refuse les impasses : seuls l’intéressent le paysage et ces deux personnages qui sont voués à n’être « que des animaux ». Paysans et soldats sans visage, aveugle sans regard, statues sans vie… Les deux évadés sont d’autant plus seuls et désemparés que l’ennemi auquel ils font face n’est jamais identifié. Même le berger sacrifié l’est hors champ. Ce choix de mise en scène, poussé à bout par Losey qui ne transige à aucun moment avec cet isolement extrême de ses deux personnages, va de pair avec l’apparente douceur du paysage : tous deux contribuent à l’ambiguïté d’un film qui refuse de représenter la dureté, l’horreur d’une condition de fuyard, ou d’une situation de guerre, et leur préfère une forme de vide et de dépouillement. Peu soucieux de réaliser un film à suspense ou une fiction haletante, Losey l’est davantage d’une forme de dénuement narratif où ses deux personnages perdent peu à peu leur sens, voire leur humanité.
Dans ce sens, Deux hommes en fuite, contrairement à ce qui ne manquera pas de se dire ici et là à l’occasion de cette reprise en salles, n’annonce ni Duel, que Spielberg réalisera deux ans plus tard, ni le Skolimowski d’Essential Killing, qui prêtent tous deux à la nature la même force angoissante.