Après avoir fui le maccarthysme, Joseph Losey est devenu l’un des cinéastes ayant le mieux représenté la possibilité d’une communication entre une forme d’américanité et une matrice ouvertement européenne. De Monsieur Klein à The Servant, le réalisateur a toujours questionné l’identité de ses protagonistes au croisement entre origines et pays divers et variés. Dans Eva, c’est une femme qui confronte le spectateur face à son mystère et à celui d’une ville : Venise.
Place Saint Marc, la Mostra de Venise, une fête mondaine dans un palais vénitien : les plans d’une femme s’intercalent furtivement… Elle se dérobe puis réapparaît tout à coup en faisant irruption dans une maison dont le propriétaire ne tarde pas à se révéler. Il est écrivain et vient de faire le scénario d’un film, il est fiancé à une jolie Italienne mais voudrait en savoir plus sur cette blonde intrigante qui s’installe chez lui avec une telle nonchalance. Tout le long du film, lui tentera de percer le dangereux mystère dans lequel elle l’entraînera jusqu’à l’enchaîner.
Elle, c’est Jeanne Moreau au sommet de son art comme elle l’est si souvent dans ses interprétations de garce. De plus, elle est aidée par un rôle en or qu’elle a su faire fructifier en appelant elle-même Losey, comme elle le dit à Frédéric Taddeï dans Ce soir (ou jamais !) le 29 mai 2008. Les frères Hakim ayant entièrement monté le projet autour de la star, c’est à elle de porter le film sur ses épaules, ce qu’elle fait magistralement. Pourtant, Eva n’est pas une de ces mères-courage que nous voyons dans les grands récits hollywoodiens, elle serait plutôt à l’opposé : fine, discrète, égoïste, voire détestable. Il n’empêche que c’est elle qui nous tient et non pas Stanley Baker qui est pourtant la victime déchue. Il y a une proximité avec Bette Davis dans cette capacité à s’accaparer le regard du spectateur avec des personnages si peu louables. D’un autre côté, l’actrice d’Eve finit souvent par montrer une héroïne aux dessous attendrissants, alors que Moreau ne se contente pas et préfère aller jusqu’au bout. Jamais nous ne voyons dans Eva ne serait-ce qu’un brin d’humanité. Au contraire, la pure méchanceté y devient fascinante et avec elle l’intelligence d’une femme dont nous continuons à tout ignorer.
Seuls les quelques objets qui l’entourent sont là pour nous donner des pistes de lecture avouées, tant Losey s’évertue à les souligner tantôt par un gros plan, tantôt par la lumière. Comme nous le lisons dans la monographie consacré au réalisateur par Michel Ciment, ce sont une collection d’œufs et une discothèque à base de Billie Holiday qui ont servi d’indications à l’actrice pour définir son personnage. Et il en est de même pour le spectateur qui tente tant bien que mal de coller les morceaux d’une mosaïque fort intrigante. La collection parle d’une femme qui empile les amants, de préférence luxueux comme le sont les pièces. Les pattes du homard filmé en gros plan lorsque Eva et Tyvian s’apprêtent à consommer font penser à celles d’une mante religieuse anéantissant ses amants, ce qui nous sera confirmé par la suite. Aucun attachement donc si ce n’est pour ce disque de Billie Holiday dont les notes de Willow Weep for Me la suivent à Venise ou ailleurs. Elles nous disent : « Willow weep for me / Bent your branches down along the ground and cover me / Listen to my plea » (trad. « Saule pleure pour moi / Penche tes branches à même le sol et couvre-moi / Écoute ma supplication ») comme les mots d’une femme telle que Billie Holiday, dont la vie malheureuse serait l’unique moyen d’exprimer la détresse d’Eva. Ce témoignage la définit là où le décor baroque de son appartement romain la délaisse, par exemple dans l’hostilité de la belle maison de Torcello à Venise.
À vrai dire, il n’y a pas que la maison qui est froide à Venise, mais la ville entière, plongée dans une atmosphère étrange. Même lorsqu’elle est en fête ou dans les lieux de mondanité comme l’Harry’s Bar ou le Danieli, elle garde un aspect presque mortifère qui n’est pas sans rappeler la Rome de La Dolce Vita, tourné à la même époque. C’est la même décadence langoureuse qui émane de ces décors fastueux où évoluent des personnages presque hébétés par la luxure vénitienne. Car si l’âge d’or de la ville date de la République des Doges, les années 1960 voient Venise au centre de l’effervescence culturelle entre mécènes et artistes en tout genre – Peggy Guggenheim n’apparaît pas là par hasard. En même temps, Losey – avec l’aide précieuse du très bon directeur de la photographie Gianni Di Venanzo – a l’intelligence de refuser la couleur clinquante, en lui opposant un magnifique noir et blanc dont les contrastes se noient dans une sorte de gris atmosphérique. Telle est la couleur de Venise, de l’enduit de chaux de ses façades blanches noircies par le temps, de la brume lagunaire qui enveloppe les canaux dans un univers à part. Rarement cette sensation de flottement si propre à Venise dans tous les sens du terme n’a été si bien rendue au cinéma, bien que d’innombrables films y aient été tournés. Cette étrangeté sert de penchant spatio-temporel au néant qui entoure les personnages, loin des effets de carte postale qui ont fini aujourd’hui par représenter cette ville. On y verrait la Basilique de Saint Marc vue de face sous le soleil, ici le place est entraperçue dans le reflet oblique d’un miroir. On trouverait la sempiternelle perspective de l’église de la Salute sans en connaître chaque facette cachée de sa rondeur dévoilée ici par des plans subreptices aux angles improbables. On ne s’apercevrait même pas qu’il y a vraiment de l’eau sous les hordes de gondoles qui dominent les images reçues, si Losey ne nous montrait pas ces canaux solitaires, vides de toute circulation.
Venise est peut-être une ville romantique, et pourtant on ne nous a jamais montré la vraie nature de son charme : il est voilé et non pas étalé, diabolique et non pas bénin. Il faut s’y noyer comme Tyvian se perd dans les méandres de sa passion dévoratrice pour une ville qui s’appelle Eva. Elle l’enivre, tout en restant distante telle la caméra de Joseph Losey qui nous engloutit dans un univers baroque où les ombres noires flânent derrière les arabesques sous les percussions endiablées. Nous sommes dans le domaine du perceptible, abandonnés aux sensations, traces irrationnelles, les seules capables de fournir les fils d’une liaison qui ne connaît pas la raison. Dans un premier temps, nous croyons enchaîner les étapes alors qu’il n’y en a pas. Aucun lien n’est construit ; comme Eva le répète à Tyvian : « Don’t fall in love with me » (trad. « Ne tombe pas amoureux de moi »). Tout est à recommencer et chaque rencontre n’est en fait qu’un leurre, un pas de plus vers la ruine. C’est un jeu démoniaque de séduction où la Merteuil exécute les règles et où Valmont n’arrive pas à les comprendre. Dans un monde d’hommes où être femme est un dur métier, Eva travaille le cynisme auquel son rival n’est pas à la hauteur.
Voilà ce que nous décelons des suggestions laissées par une mise en scène qui trouve ici la forme la plus apte à rendre l’esprit intrigant de Venise. Le spectateur se laisse guider par Losey dans cette ville où il sera peut-être voyageur un jour ; alors il le remerciera de lui avoir montré ce que la folie touristique lui empêchera désormais de voir.