En pleine Occupation, Robert Klein, marchand d’art de son état, rachète à bas prix des tableaux de maîtres à des Juifs qui tentent de fuir le territoire. Vivant dans le luxe de ceux qui ne s’inquiètent pas de la situation politique, il découvre un matin sur le pas de sa porte un journal d’informations destinés aux marqués de l’étoile jaune : Robert Klein se découvre un homonyme qui semble vouloir troubler son ataraxie. Il tente de le rencontrer, le poursuit sans parvenir à le croiser alors que la police et le Commissariat Général aux questions juives se penche sur son cas.
L’insoutenable trouble de l’être
En 1976, Joseph Losey, cinéaste s’il en est de l’intranquillité, poursuit son exploration de l’être par l’éclatement de l’image. Du naturalisme, il a gardé l’art du portrait. Les dérives psychologisantes ne sont pourtant pas de son monde : ce sont l’expression, la courbe, la lourdeur et le trouble qu’il met en mouvement, notamment dans la scène d’ouverture de Monsieur Klein. L’entrée en matière (dans tous les sens du terme) ne présente pas un contexte mais une femme dans le contexte précis de l’hiver 1942 à Paris. Une femme, que l’on connaît pas et que l’on ne reverra plus, est manipulée, détaillée, tripotée par un médecin chargé de définir son niveau de « judaïté ». Elle est immobile et intranquille, respire la peur et la honte, cache les parties de son corps qu’elle peut encore dérober au regard du tyran bureaucrate. Cette scène monstrueuse représentant le corps sans liberté et l’être sans patronyme présente la quête de Robert Klein et celle de Losey : le passeur d’images est aussi un passeur de noms et de caractères. Il ne donne pas mais souligne : l’anonyme ne sera pas nommée, mais elle a désormais une substance humaine. La quête identitaire de Robert Klein ne lui donnera pas la satisfaction de l’explication mais la capacité de comprendre le trouble d’autrui.
Robert Klein n’est pas un administrant : faux dandy matérialiste et autoritaire (notamment envers les femmes qu’il collectionne comme ses tableaux et dont il se lasse dès potron-minet), il est aveugle au mouvement et sourd aux cris. Dans son appartement, nulle trace de la guerre, nul passage de l’histoire. Il est le non-être qui résiste à la peur et à la souffrance jusqu’au jour où il prend conscience de sa place dans la société. L’entrée de l’individu Robert Klein dans le monde, se fait d’abord par le rejet : refusant d’être catalogué comme Juif et d’être confondu avec l’autre Robert Klein, il va de bureau en bureau pour prouver son ascendance légale. Mais Losey, qui a souvent filmé la dilution de l’humanité dans les conflits sociaux (The Servant, Le Messager), préfère choisir ici son apparition. Cette idée très sartrienne d’une humanité qui se définirait d’abord sous la menace est omniprésente : les sirènes du couvre-feu, le feuilleton radio des aventures montées en épingles de la LVF, les individus et les masses sous influence forme le décor presque ritualisé du parcours initiatique de Klein.
Petites touches
Il y a moins dans Monsieur Klein la volonté de peindre que celle de laisser éclater graduellement la force de l’insensé. Joseph Losey, si précis d’habitude dans ses cadres baroques, pose ici son regard sur l’errance de plus en plus dépouillée d’un homme qui, tout en cherchant son accusateur, apprend la conscience. Si certaines scènes de diners, notamment celle d’Yvry-la-Bataille où Klein pousse l’enquête jusqu’à la grande bâtisse appartenant, semble-t-il, à une famille d’Ancien Régime, s’apparentent à un retour aux sources formelles, Losey retrouve ses premières amours mêlant le mystère au foisonnement. La lourdeur des espaces répond à celle de la France administrative et kafkaïenne en déroute. Comme pour Gregor Samsa dans La Métamorphose, la maladie de existentielle de Klein provient d’une organisation aux normes extrémistes et de l’indifférence d’autrui. Chez Kafka, le dessèchement de l’homme devenu insecte est causé par le regard d’un autre dégoûté ou apeuré ; chez Losey, c’est l’absence de regard (et du pouvoir de voir et de comprendre) qui mène Klein à sa perte.
Il reste que dans ce film, la référence, bien que sensée, est secondaire. Dans la tapisserie présente aux enchères au début du film et représentant un vautour transpercé par une flèche, c’est l’être symbolisé qui reste central. Dans Monsieur Klein, la quête vitreuse et floue du protagoniste exacerbe la réalité concrète d’une surveillance généralisée et du meurtre de masse. L’inexactitude historique de la reconstitution finale de la Rafle du Vél d’Hiv (située en plein hiver alors qu’elle eut lieu au mois de juillet) rappelle aussi que Losey se moque des vertus pédagogiques : il filme l’impossibilité de la liberté sans l’altérite. Lorsque Klein assiste, au milieu d’une assistance collaborationniste, à une représentation théâtrale du Juif Süss, il voit dans le Juif caricaturé celui qui le menace et lui-même, à présent menacé. Il faut d’ailleurs rendre hommage à l’impassibilité dérangée que parvient à transmettre sans cesse Alain Delon (plus Samouraï ici que Borsalino), et aux multiples apparitions amplifiant la tension évolutive comme celles de Suzanne Flon, de Michael Lonsdale ou de Jeanne Moreau.
Cette tension dramatique ne provient pas d’une atmosphère seulement, encore moins d’un engagement trop pompeux de l’écriture : elle est l’enfantement de la révélation (et rappelons que filmer une rafle organisée par la police française en 1976 ne tient pas encore du marronnier), elle est inhérente au doute et à la douleur. La force humaniste de Joseph Losey est de ne jamais détourner le regard, ni face à l’homme, ni face à la bête.