Dans le contexte social et politique de la France contemporaine, la sortie d’Albatros ne manquera pas de résonner avec l’actualité : depuis la crise des Gilets jaunes, les tensions entre les Français autour de leur rapport à la police se sont progressivement exacerbées. Dans ces conditions, filmer l’histoire d’un gendarme se retrouvant pris dans la tourmente après avoir involontairement tué un agriculteur désespéré qui menaçait de se suicider n’a évidemment rien d’anodin.
Construit assez nettement en trois actes, Albatros voit ses contours fluctuer à mesure que le récit avance. Beauvois commence par mettre en place l’arrière-plan de son intrigue en exposant la vie quotidienne de Laurent (Jérémie Renier), commandant de brigade à Étretat. Cette partie du film, qui prend la forme d’une chronique, manifeste de réelles qualités documentaires. Elle met en scène des agents de l’ordre dont la réalité habituelle est loin de se résumer aux divers drames qui font l’actualité des grands médias, et se consacre plutôt à de petites opérations banales de protection, parfois émaillées de débats sur la profession et sa représentation publique.
L’ordre des choses
Dans le même geste, Albatros dresse le portrait globalement paisible de l’existence privée et publique de son protagoniste : la durée homogène des différentes séquences, la décontraction générale des dialogues et l’alternance des scènes en famille et au travail produisent l’image d’une vie relativement en ordre, où même l’horreur ordinaire du monde qui meuble les journées d’un gendarme semble à peu près rangée à sa place – comme le signale la plaisanterie lancée par Laurent alors qu’avec ses collègues, ils examinent le cadavre d’un jeune homme qui s’est donné la mort, dans une funèbre préfiguration du véritable élément déclencheur du scénario. La caméra suit calmement Jérémie Renier dans des mouvements distillant une certaine sérénité : axe de rotation d’une mise en scène centripète, l’acteur semble maîtriser son commissariat et la communauté qu’il a pour charge de protéger.
Dans le même temps, divers éléments tendent à démentir discrètement cette harmonie apparente, comme ce plan au sein duquel Laurent sort de chez lui dans les premiers instants du film : cadré d’assez loin devant sa maison, il apparaît enserré par les formes austères et anguleuses que dessinent les contours des maisons – effet renforcé par le travelling latéral qui suit mécaniquement les pas du gendarme, comme s’il était déjà pris au piège dans des engrenages qui lui échappent.
Dures procédures
Progressivement, l’attention du film s’attarde un peu plus sur le personnage de Julien, un agriculteur qui, comme tant d’autres, ne parvient plus à joindre les deux bouts, tandis que la Direction départementale de la protection des populations (qui, dans le film, restera définitivement l’énigmatique « DDPP », comme pour mieux caractériser son opacité) l’assiège de contrôles et de contraintes toujours plus difficiles à assumer. La chronique de la vie policière se meut alors petit à petit en un drame social qui s’avère d’une véritable justesse, notamment par la manière dont il parvient à rendre palpable la communauté de destin qui relie ici les agriculteurs écrasés sous la pauvreté et les consignes absurdes données à une gendarmerie de proximité soumise à une pression telle qu’elle se retrouve tragiquement dépassée par les événements. Plutôt que d’opposer frontalement les policiers au reste de la population, il les montre eux aussi essorés par une bureaucratie procédurale qui formate même les rapports amicaux – à témoin, tous ces dialogues où un policier s’excuse auprès de Laurent ou de sa femme parce qu’il doit bien « suivre la procédure ». Ce sentiment généralisé d’étouffement culmine dans la scène-clé du film, où Laurent tue accidentellement Julien alors qu’il cherche à l’empêcher de se suicider : par un subtil jeu sur le hors-champ, Beauvois donne à sentir la confusion qui règne et conduit le protagoniste au drame nodal du film.
De ce deuxième segment, on retiendra notamment la façon dont la caméra se met au diapason des personnages pour laisser leur désarroi s’exprimer dans de longs plans fixes qui captent, sans fard, visages contrits et silences étouffants. Après le calme, la tempête. La dynamique du film s’inverse et, à présent, ce sont les quelques brèves incursions d’harmonie qui viennent contrebalancer la tendance générale : un ou deux plans élégants d’un paysage normand baigné de lumière qui font apparaître, par contraste avec la paix majestueuse du monde naturel, la brutalité tragique d’un événement qui emporte avec lui l’ordre fragile des choses.
Mystique versus politique
Jusque-là, Albatros se montre donc à la hauteur de l’enjeu : Beauvois raconte et filme ses personnages sans pathos, avec un dépouillement accordé à la gravité des enjeux abordés. Il est alors pour le moins surprenant de voir le troisième et dernier temps du film emprunter un bien étrange chemin de traverse : après avoir longuement filmé un Jérémie Renier mutique et traumatisé par son acte, il prend littéralement le large en suivant le personnage principal dans un exil solitaire en mer, lequel s’avérera salvateur. Le drame social se fait élégie, et les codes esthétiques convoqués quittent un certain réalisme pour tendre vers le romantisme : Beauvois se met à multiplier les plans larges de paysages marins à la tombée du jour, au centre desquels il place le bateau de Laurent, comme si ce dernier cherchait à noyer son malheur dans une communion retrouvée avec une nature sublime qui, jusqu’à présent, n’était que l’arrière-plan des vies humaines.
Mais en fin de compte, c’est surtout le poisson que noie Albatros : alors que les deux premières étapes du récit avaient finement construit une situation sociale pour le moins épineuse, le film s’en détourne au moment même où il pourrait prendre les sujets les plus délicats à bras-le-corps, comme les tensions entre la gendarmerie et la population locale que ne peut manquer de faire naître la bavure commise par Laurent. La dernière séquence du film va jusqu’à friser l’indécence, lorsque le gendarme ressourcé retrouve la terre ferme et une épouse vêtue de la robe de mariée qu’elle a enfin réussi à choisir (la chronique nous avait appris que ce couple heureux s’apprête à se marier), alors que les souffrances du malheureux Julien semblent désormais ne plus intéresser personne.
En déplaçant ainsi l’attention du social vers l’intime, Albatros résout les tensions qu’il avait exposées par un tour de magie assez malhonnête, qui substitue une thérapie individuelle saupoudrée d’un mysticisme diffus à la confrontation des forces sociales et politiques vers laquelle le mouvement du film semblait devoir mener. Le conflit ne sera évoqué qu’au détour de quelques inscriptions textuelles reléguées en arrière-plan (« Gendarmes assassins »), mais jamais filmé en tant que tel : contrairement à celui de Baudelaire, cet albatros n’apparaîtra pas « exilé sur le sol au milieu des huées ». Les égarements de ce dernier acte sont d’autant plus regrettables qu’ils viennent affaiblir par ricochet l’intérêt de l’approche sociale et politique au cœur des deux premiers et ternir un film globalement honnête, mais qui peine donc à tenir ses promesses jusqu’au bout. Si selon la célèbre formule de Péguy, « tout commence en mystique et finit en politique », c’est bien plutôt l’inverse qui se produit dans Albatros – la valeur des termes s’en trouvant du même coup renversée.