Antoine est jeune, bien de sa personne, fougueux mais honnête, parfait débutant jusque dans sa naïveté. Antoine que l’on appelle toujours par son prénom, comme un enfant traîne sa moue de Havrais émerveillé devant la tour Eiffel. Le réalisateur, habitué aux parcours individuels, suit Antoine, son chef (brillamment interprété par Nathalie Baye) et les autres matelots comme des objets d’étude. Si le caractère des protagonistes comporte quelques images d’Épinal, c’est dans ces derniers que réside l’intérêt d’un film dont la trame dramatique n’est pas d’une folle originalité.
Le Petit Lieutenant est un film qui joue sans cesse sur la dualité des êtres, des choses, des situations : le noir total de l’introduction laisse rapidement place aux chemises blanches de la dernière promotion de l’école de police. Un blanc bientôt assombri. L’énergie de la fanfare renvoie logiquement au silence des félicitations parentales. Les cavalcades extérieures sont tournées de jour, les tergiversations intérieures de nuit. Rien n’est caché dans cet univers, mais chaque moment a ses propres aveux. Rien n’est manichéen non plus : il ne s’agit pas de suivre la poursuite infernale des gentils serviteurs de l’État face à des méchants trafiquants russes. L’intrigue elle-même n’a que peu d’intérêt : Xavier Beauvois délaisse ainsi régulièrement son action dramatique pour suivre ses personnages centraux.
Le premier est Antoine, jeune loup de la police, que l’on imagine assez bien avoir embrassé la carrière policière après une cure de films noirs : « Je viens de Normandie, je voulais monter à Paris » dit-il. Son métier est pour lui une aventure, représentée par le départ de province (bien qu’une affiche d’Étretat l’attache encore au cordon ombilical) et de la maison conjugale. « Tu as vu de beaux crimes ? » lui demande sa femme ; « Non, pas vraiment ! »… et elle de répondre que « ça viendra ! » Et cette aventure ne lui donne en fait qu’un ersatz de liberté, celle dont on peut abuser en brûlant les feux rouges au son du gyrophare, mais celle qui ne dépend pas de sa propre volonté. Son supérieur hiérarchique, « Madame super-flic », s’appelle Vaudieu, brillante meneuse de troupe, ancienne alcoolique nommée dans le commissariat d’Antoine. Deux solitudes s’accordent alors. Sans amour, ni vraiment d’amitié. Leur relation, tantôt filiale, tantôt professionnelle, est fondée sur le besoin de ces personnages du contact autre que policier. Ils vivent tous deux dans un monde où l’on demande beaucoup, où l’on cherche à comprendre : le zèle professionnel s’accorde avec l’incapacité personnelle.
Xavier Beauvois a soigné, comme nous l’avons vu, les lumières, blanches et naïves pour Antoine, bleues pour Caroline Vaudieu, plus nuancée, plus expérimentée aussi sur les victoires et les pertes. Mais il s’est également attaché à la construction des personnages : chaque détail est soigné, du vêtement à la position des bras (ballants sont ceux d’Antoine face à la rigidité de ceux de Madame Vaudieu), à tel point que l’on éprouve parfois un sentiment de décalage entre l’apparence documentaire de certaines scènes, celles qui montrent le commissariat, filmées avec la plus grande neutralité ou le souci de représenter un univers étudié, et d’autres scènes, plus cinématographiques, centrées sur les êtres de fiction.
Le cinéma est cependant bel et bien présent dans Le Petit Lieutenant : on y trouve d’une part pléthore de références, sous la forme d’affiches dans les bureaux (celle d’Il était une fois en Amérique, d’Un flic…), de nom de restaurants (Au Petit Marguery, par exemple) ou de reconstructions scéniques. Lorsque Antoine/Jalil Lespert marche sur la plage aux côtés de son père en gabardine bleu marine, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec Le Promeneur du Champ-de-Mars : Antoine est aussi à la recherche d’un maître respectable et respecté, maître qui ne pourra cependant pas être l’unique objet d’un aboutissement.
En inspectrice alcoolique, vacillante et courageuse, Nathalie Baye a choisi un rôle à la mesure de son talent, et de la richesse des émotions qu’elle procure. Elle ne recherche ni le morceau de bravoure ni la prouesse d’actrice, elle existe en nuance, et s’approprie un personnage de cinéma, non un figurant de reportage. Jalil Lespert est quasiment aussi transparent que son personnage, on ne saurait le lui reprocher : il reproduit la fougue d’une jeune homme sans science ni conscience, certes charmant, mais un peu vide. « Avec les braquages, les suicides, les viols, c’est pas les plaisirs qui manquent ! » s’exclame Vaudieu. Le film de Xavier Beauvois ne manque pas non plus de plaisirs : si l’on regrette l’inutilité de certains passages, qui apparaissent plus comme faire-valoir sociologiques que comme instruments cinématographiques, on s’intéresse à Antoine et à Caroline du début à la fin, non en tant que policiers ou parties d’une corporation, mais en tant que personnages, dont les déboires et les joies les rapprochent des vivants.