L’affaire fit grand bruit : en 1996 à Tibhirine, en Algérie, sept moines cisterciens sont enlevés ; on ne retrouvera leurs têtes que quelques jours plus tard. Officiellement attribués au GIA, les meurtres ne furent jamais vraiment élucidés : plusieurs thèses s’affrontent encore aujourd’hui, l’une d’entre elles mettant en cause une bavure de l’armée algérienne. Des hommes et des dieux, cinquième long-métrage de Xavier Beauvois, s’inspire librement de ce drame qui causa une vive émotion à l’époque et continue de susciter de nombreuses interrogations. Pourquoi les moines, se sachant menacés, ne sont-ils pas rentrés en France, malgré l’insistance des gouvernements français et algériens ? Quels étaient leurs rapports avec les terroristes et avec l’armée algérienne ?
Xavier Beauvois apporte quelques pistes de réflexion qui peuvent éventuellement étayer le débat mais n’en fait aucunement la colonne vertébrale de son film. La fibre militante du réalisateur, qui par le passé a été d’une certaine façon sa marque de fabrique (dans Nord, N’oublie pas que tu vas mourir ou Selon Matthieu) est toujours bel et bien présente, mais beaucoup plus en retrait. Elle n’est plus un manifeste en soi, mais un élément intrinsèque du récit. Comme dans le beau Petit Lieutenant, le discours politique n’est plus affiché en étendard mais transpire dans les choix des personnages, leurs modes de vie et leurs actions. Si Beauvois choisit encore, ici dans un échange entre vieux catholiques et musulmans, là dans la confrontation entre le chef de la communauté des moines et le leader du groupe terroriste, de faire passer un certain nombre de messages, il laisse plus que jamais le soin à la caméra de balayer tous les discours, parfois avec un certain sens de l’ironie : ainsi, un jeune terroriste blessé par balles devient, allongé sur la table d’examen du moine-médecin incarné par Michael Lonsdale, un Christ descendu de sa croix auquel le religieux prodigue soin et attention. Les silences, chez Beauvois, sont des modèles de mise en scène : c’était déjà le cas dans le bouleversant dernier plan du Petit Lieutenant, c’est tout aussi vrai ici − sans révéler la teneur de la dernière scène, on peut affirmer sans crainte que peu de cinéastes français savent aussi bien clôturer leurs films que Xavier Beauvois.
Aux discours, Beauvois préfère donc une mise en scène apaisée, dépouillée de toute fioriture, qui s’attarde sur les nombreux rituels religieux qui font le quotidien de ces moines, mais également sur les tâches qu’ils accomplissent en faveur des habitants de la région. Médecins, agriculteurs, écrivains publics et même confidents : les membres de cette petite communauté, totalement intégrés dans une culture pourtant si étrangère à la leur, apportent une aide matérielle et spirituelle salvatrice. Avec finesse, Beauvois n’élude pas les interrogations sur les dérives colonialistes et prosélytes que l’action des moines pourrait poser, sans pour autant se perdre dans d’interminables justifications sur le regard qu’il pose sur ses personnages. L’équilibre est fragile, mais impeccablement tenu : dévorés par la peur et par le doute, les moines affichent un visage terriblement humain, loin de la compassion béate que des réalisateurs moins inspirés auraient pu faire passer pour un héroïsme de pacotille.
À force de tailler dans le vif pour révéler les conflits qui gangrènent la communauté, puis chaque moine de façon individuelle, Beauvois s’interroge sur l’essence même de cette foi qui a poussé ces hommes à s’engager dans une terre aussi reculée, puis à faire face à l’adversité et à la menace d’une mort probable. Les angoisses et les dilemmes posés par chacun sont autant d’épreuves qui transcendent l’aspect religieux pour atteindre une quête de vérité universelle. Le film s’élève ainsi au-delà du simple débat politique ou religieux et s’attache à sonder le cœur de ces hommes qui, derrière l’habit, ont une famille, un passé et, par conséquent, le choix de revenir en arrière, ou de continuer. Ce choix presque impossible est le nerf du film, et son aspect le plus bouleversant. Beauvois le matérialise dans une scène sublime de dîner où, d’une succession de gros plans accompagnés du Lac des Cygnes en fond sonore, le cinéaste offre une galerie de visages marqués par la peur, puis par la joie. Les comédiens, tous extraordinaires, s’offrent à la caméra et à leurs personnages comme les moines ont, semble-t-il, fait don de leur vie à un certain idéal. On ne saurait leur rendre plus bel hommage.