Au début des Gardiennes, l’enchaînement de deux plans en apparences distincts précise l’horizon du film : d’abord le spectacle macabre de soldats gisant dans la brume, puis l’apparition d’une femme, Hortense (Nathalie Baye), labourant le champ d’une ferme située loin du front. Tel est l’objectif que se fixe Xavier Beauvois : filmer non pas directement la Grande Guerre mais plutôt la trace qu’un tel conflit laisse au cœur du pays – ici par l’entremise d’une famille guidée par la main ferme d’une matriarche bien décidée à gérer les affaires dans l’attente du retour de son gendre et de ses fils. Pour donner corps à ce principe, Beauvois suit un double cap en entrelaçant patiemment d’un côté des scènes focalisées sur les différentes tâches de la ferme, terriennes et quotidiennes, et de l’autre un versant plus romanesque de fresque où les années défilent. Le film abonde ainsi, en faisant bien entendu écho au sillon qui laboure les terres de la ferme du Paridier, de travellings latéraux : sur les champs, sur le bourgeon d’un arbre qui annonce le retour du printemps, sur les visages des paysannes qui moissonnent (jusqu’à ce que la caméra s’arrête sur le visage d’un nouveau-né), sur une assemblée endeuillée à un office funéraire, sur les deux mains de jeunes gens parcourant le lichen d’une pierre en prélude à une première étreinte, etc.
Mais Beauvois a beau sillonner de long et large les parcelles de son film, il se révèle incapable de figurer le passage du temps. C’est qu’en dépit de la logique qui guide son écriture, le découpage révèle une incompatibilité presque totale entre les deux régimes dramaturgiques qui sous-tendent le film : il faut voir le nombre de plans isolés, platement illustratifs, consacrés aux différentes occupations de la ferme (sillonner, semer, traire, laver, etc.) pour se rendre compte de l’inanité du montage, réduit à un rafistolage entre deux trames disparates. Le film parcourt cinq ans d’un conflit mais embrasse moins un mouvement qu’il ne repose sur l’enchaînement laborieux de petites scènes qui, au mieux, tombent comme un cheveu sur la soupe (les tirades des soldats qui reviennent en permission) ou au pire sont reléguées au rang de plans de coupe (un plan vide et fugace où l’un des fils, Constant, discute au loin avec son père). Des plans de coupe, on en trouve d’ailleurs beaucoup dans ce film, et il n’est pas anodin que ce soient les panoramas de nature, fonctionnant en parfaite autonomie vis-à-vis du reste, qui retiennent le plus l’attention : déliés d’une logique d’écriture, ils témoignent du savoir-faire de Caroline Champetier, la chef-opératrice de tous les films de Beauvois.
Oscillations
La fresque, elle, multiplie les signes d’impuissance en forçant la note : la partition poussive et empathique de Michel Legrand qui accompagne les apparitions de Francine (la jeune paysanne incarnée par Iris Bry) en est ainsi un, au même titre que cette scène de rêve au ralenti où un soldat trucide des allemands et découvre, sous le masque à gaz d’un des cadavres, son propre visage. De fait le film semble, jusqu’aux quelques plans potentiellement émouvants, appuyer outre mesure le sens de ses scènes. Par exemple, lorsque le fils aîné de Hortense repart à la guerre, on voit le soldat s’engouffrer seul sous le regard de sa mère dans un chemin embrumé. Le plan, en l’état très clair (c’est déjà en fantôme que l’homme quitte sa famille pour la dernière fois), se voit pourtant agrémenté d’un détail supplémentaire qui, plutôt que de densifier sa portée, vient au contraire la raboter : avant que le soldat ne disparaisse à l’horizon, le plan est recadré sur la mère de dos, immobile. Le mouvement, un peu lourd et dispensable, montre que Les Gardiennes souffre autant de ses manques que de ses excès : jamais Beauvois ne trouve le juste ton, oscillant entre une retenue de surface (des plans secs et brefs qui se suivent de manière saccadée) et des élans mélodramatiques (portés par la musique) mal calibrés. Finalement, seuls quelques gestes isolés, témoignant d’une attention aux acteurs plus qu’aux personnages, relèvent d’un regard assuré de cinéaste, à l’image de ce père en deuil frictionnant ses mains usées de travailleur comme pour apaiser une démangeaison causée par son chagrin. C’est toutefois bien trop peu pour convaincre.