France Inter, à travers sa collection « 2 films de », éditée par Why Not Productions, propose la découverte de films importants dans la filmographie d’un réalisateur. Selon Matthieu (2000) et Le Petit Lieutenant (2005) de Xavier Beauvois ont été réalisés avant la médiatisation de son succès en salles récent et du Grand Prix du Jury remporté à Cannes cette année avec Des hommes et des dieux. Xavier Beauvois est néanmoins un réalisateur français reconnu depuis longtemps déjà : il a obtenu une première fois le Grand Prix du jury à Cannes en 1995 pour N’oublie pas que tu vas mourir et a toujours bénéficié d’un soutien critique important (Serge Daney, Jean Douchet et les Cahiers du cinéma, entre autres). Cette DVD édition s’inscrit dans la continuité des deux premiers, Nord et N’oublie pas que tu vas mourir, dans la même collection. Une bonne occasion de découvrir (ou redécouvrir) ce cinéaste hanté par la question de la rédemption, ainsi que par les clivages présents entre les différentes classes de la société.
La séquence d’ouverture de Selon Matthieu, une scène de chasse dans la forêt, fait étrangement penser à celle de La Règle du jeu, film dans lequel les positions sociales influent sur les marivaudages entre les domestiques et les aristocrates. Selon Matthieu est une variation sur ce thème : le père d’une famille d’ouvriers, Francis, est licencié pour avoir fumé une cigarette sur son lieu de travail. Son fils lutte contre cette injustice, en tentant de mobiliser les salariés, dont son frère Eric qui refuse cependant de le suivre. Peu après, le père meurt dans des circonstances indéterminées. Matthieu n’a alors plus qu’une idée en tête : venger sa mémoire. Il rencontre la femme du PDG de l’usine (Nathalie Baye) dans laquelle travaillait son père et débute une relation avec elle. L’ouvrier « baise » le patronat.
Dans Le Petit Lieutenant, les clivages de la société s’instaurent d’une manière différente. Quand Antoine (Jalil Lespert) intègre le commissariat de Caroline Vaudieu (Nathalie Baye), celle-ci le baptise tout de suite « Le Petit Lieutenant ». Il aurait eu le même âge que son fils Matthieu, mort quelques années plus tôt, à 7 ans. Antoine fait son apprentissage du métier au côté des autres membres du commissariat. Ils prennent part à une enquête avec « deux Russes », qui est surtout l’occasion de s’intéresser au rapport entre le commandant Vaudieu et Antoine, hantés par leurs troubles, le passé d’alcoolique pour Nathalie Baye et l’ambition de Jalil Lespert, ayant du laisser sa femme vivre seule au Havre. Laissé seul par son coéquipier lors d’une interpellation, Antoine se fait tuer. Le commandant Vaudieu fera tout pour venger la mémoire de ce dernier. La clé de voûte des deux films est donc le personnage de Matthieu : fils vengeur dans Selon Matthieu, enfant disparu dans Le Petit Lieutenant.
Chez Xavier Beauvois, l’homme essaie à chaque fois de se relever malgré les blessures infligées par la société, ainsi que par leur destin individuel. Les histoires font transparaître à l’écran les failles de ces individualités, en insistant sur leur force, sans jamais les laisser tomber dans la simple déchéance. Ses personnages se situent dans le creux de ce paradoxe : ils luttent sans cesse, défiant la réalité malgré son absurdité. Le rapport à la société est détaché et amer : les cadres de Beauvois sont souvent éloignés et en retrait, ils amplifient la contradiction d’un individu dont l’énergie froide ne peut lutter pleinement contre le tragique de son destin. Un plan récurrent est l’homme seul face à l’immensité de la nature, comme le premier plan de Selon Matthieu et le dernier du Petit Lieutenant.
L’idée de vengeance, de rachat est alors présente dans les deux films. Dans Le Petit Lieutenant, Nathalie Baye est celle qui insiste pour suivre l’enquête après la mort d’Antoine et ainsi se venger des Russes, dont le meurtrier d’Antoine. Dans Selon Matthieu, ce dernier séduit la femme du PDG, et « baise » le patronat. Ces personnages sont broyés par un système et essaient comme ils le peuvent de lutter contre. Le commandant Vaudieu défend son collègue sur lequel la hiérarchie fait pression pour lui faire avouer qu’il a bu une bière lors du meurtre d’Antoine. Elle se défend alors en même temps de la pression du système, ainsi que de son passé individuel d’ancienne alcoolique.
Par ailleurs, l’homme côtoie l’absurde en même temps que le tragique. S’il meurt, c’est toujours en dépit du bon sens. Matthieu doit défendre son père, à cause d’une simple cigarette fumée sur son lieu de travail. Dans Le Petit Lieutenant, Antoine est tué froidement parce qu’il a été laissé seul par son équipier. Si cette absurdité n’est jamais fataliste, c’est qu’elle est toujours colorée par des touches de cynisme distancé. Quand, dans Selon Matthieu, Francis, le père, perd son emploi, celui-ci hurle sa peine en reprenant les paroles de Claude François, « J’ai plus d’appétit qu’un barracuda », dehors, ivre mort. La situation n’est jamais complètement tragique. Dans Le Petit Lieutenant, sa logeuse demande à Antoine « Tu as vu de beaux crimes ? — Non — Oh ça viendra », répond-elle. Les crimes donnent une certaine teneur à la vie : ils la densifient, et la complexifient.
Dans cette perspective, Le Petit Lieutenant offre également une image rénovée du policier. Le film abonde de clins d’œil de toutes sortes (des affiches dans les bureaux notamment) et Antoine dit avoir voulu être flic parce qu’il a vu de « beaux films ». Beauvois propose une image du policier originale, profondément imprégné par les troubles qu’il combat. L’humanité et ses imperfections fascinent Beauvois, à l’image du visage joliment ridée de son actrice fétiche Nathalie Baye. Le policier n’est pas moins imparfait que ceux qui l’arrêtent. Dans Le Petit Lieutenant, Antoine et Caroline Vaudieu se font interpeller dans le parc en train de fumer du shit. « Je peux tirer une latte ?», demande un passant, « Oui », répondent-ils. « Merci, mais faites gaffe, le quartier est blindé de flics. »