Stéphane Mercurio n’est pas en prison, mais la prison ne quitte pas Stéphane Mercurio. Après l’avoir évoquée depuis la marge dans À côté, puis tenté une cartographie sur les pas de contrôleurs généraux dans À l’ombre de la république, la réalisatrice revient mettre des visages et une expression sur l’institution pénitentiaire française par un nouveau truchement, cette fois d’un point de vue a posteriori. Pour recueillir la parole d’anciens prisonniers de longue durée, elle n’a pas tenté d’approche frontale, mais s’est faite introduire dans les préparatifs du spectacle Une longue peine monté par Didier Ruiz et sa « Compagnie des Hommes » (en tournée cette année). Dirigeant quatre ex-détenus et une compagne d’ex-détenu, le metteur en scène les incite à raconter leurs expériences avec leurs propres mots et le plus de liberté possible, tâchant de déverrouiller les cadenas émotionnels de chacun et de leur faire lâcher une évocation aussi vivante et débridée que possible. Les témoignages de l’enfermement carcéral sont, on s’y attend, saisissants, mais dans le cadre de ces répétitions, cet effet se mêle à la fascination de voir le processus théâtral chercher à le provoquer. Dans sa méthode paradoxale consistant à diriger les prestations de ses « comédiens » pour les inciter à « se lâcher », Ruiz apparaît comme une sorte de démiurge bienveillant, faisant mine de vouloir déléguer le contrôle de son œuvre à ceux qu’il est censé contrôler, des personnes ayant eux-mêmes connu la coercition.
C’est d’autant plus frappant que le metteur en scène, lui-même personnage – comme les autres – du documentaire de Mercurio, apparaît comme un personnage secondaire. Saisissant la perche tendue, les interprètes choisissent et imposent sur la scène et à l’écran leurs mots, leurs tics, leurs fragilités, leurs blocages résiduels (l’un d’eux répugne même à être touché de trop près) pour décrire leurs expériences de détenus. Et Après l’ombre se fait complice de cette prise de pouvoir. Alors qu’il aurait pu se contenter d’une démarche de making-of somme toute honorable d’une œuvre théâtrale en charge du travail qu’il recherche, le film va ostensiblement à la rencontre des interprètes, organise son point de vue dans l’espace en fonction de leurs positions pour faire d’eux la présence maîtresse de la scène – et de l’image. Les interventions de Ruiz apparaissent comme des manœuvres de « recadrage » – certes toujours dans le sens de la libération de la parole, mais néanmoins montrées comme l’exercice d’un pouvoir avec lequel la liberté des ex-détenus doit ferrailler poliment ; parfois, elles ressortent même comme des interférences (quand la caméra cadre un interprète de sorte que le metteur en scène ne peut qu’y faire irruption). Pour l’invitée Mercurio comme pour l’hôte Ruiz, il s’agit d’aménager un réceptacle pour une parole libérée ; mais plutôt que d’aligner sagement son dispositif filmique sur le théâtral, la cinéaste l’y superpose et y implante le point de vue cinématographique. En somme, une expérience de représentation non renforcée, mais bien augmentée, et conservant en son centre le vecteur du témoignage.