À coté est un film qui a été un long processus en amont, suivi d’un long tournage, pouvez-vous resituer les différentes étapes ?
Le tout début a été une rencontre avec Anna Zisman, une amie de ma monteuse Françoise Bernard, qui portait l’idée de ce film. Concernant le lieu, elle pensait au départ à l’hôtel Formule 1 situé à côté de la prison de Montpellier. En travaillant, elle s’est aperçue qu’il y avait ces lieux d’accueil et l’on a travaillé ensemble en faisant des repérages. À ce stade, il n’y avait pas encore d’argent pour la production, je me suis donc installé dans le lieu d’accueil des familles à Fresnes qui avait l’avantage d’être à proximité de Paris. Cela a donné lieu à des repérages d’environ trois mois. En même temps on a continué à écrire le film et un peu d’argent est arrivé. On avait décidé de faire le film pendant le mois de décembre de l’année suivante. J’ai repris les repérages en septembre, parce que les familles changent tout le temps, surtout en maison d’arrêt, à Fresnes particulièrement. Quinze jours avant le début du tournage, l’administration pénitentiaire m’a refusé le droit de tourner, m’a mise dehors, au motif de Vigipirate et de différentes choses. Il y a donc fallu retrouver un lieu de tournage, on n’a jamais su finalement à quel endroit l’administration pénitentiaire était favorable à ce que l’on tourne. De fil en aiguille, avec l’aide du réseau associatif, j’ai réussi à trouver des lieux indépendants parce que les murs de la maison d’accueil de Fresnes sont dans le domaine pénitentiaire. Et donc au motif que les murs leur appartiennent, ils s’accordent le droit de donner ou non l’autorisation de tournage. Il m’a donc fallu trouver des murs « libres ». Ce fut le cas à Rennes où les locaux appartiennent à la mairie. Je me suis réinstallée, les repérages ont été plus courts puisque je commençais à maîtriser mon sujet.
Comment se remet-on de ce type de tournage, sans doute très intense humainement ? Avez-vous gardé des liens avec les familles ?
Oui j’ai gardé des liens, certains proches, d’autres de loin en loin. Ensuite on va se revoir autour de la sortie qui est un moment particulier. À chaque fois qu’elles voient le film, c’est toujours un moment difficile pour ces femmes, moins pour moi qui l’ai vu 150 fois… Après je me rends compte que je ne suis pas capable d’enchaîner sur un film de cette nature un peu difficile et lourde.
À côté est marqué par un choix très important : celui de maintenir visuellement la prison hors champ. Comment cette idée d’un portrait en creux du milieu carcéral s’est-elle imposée ?
L’idée de départ était les vies suspendues, raconter ce temps très particulier des familles de détenus toujours en attente, qui ne peuvent pas véritablement construire une vie en raison des transferts, de la durée des peines, des délais de jugements. Le lieu unique permettait de suspendre le temps. Et en cours de repérage, à Fresnes notamment, je me suis rendu compte à quel point ça allait être un film sur la prison, cette dernière résonnait de façon incroyable, de manière presque amplifiée. J’aime beaucoup l’idée de réussir à faire un pas de côté pour réussir à parler des choses. Dès que l’on décale le regard, tout à coup apparaît une réalité. Il me semble qu’on arrive à sortir du débat stérile sur la prison, les « pour », les « contre ».
Cela donne à penser ce qui n’est pas vu, et peut-être encore plus fortement… En choisissant cet angle, ce point de vue, votre film propose un regard singulier, est-ce qu’il y a des représentations cinématographiques ou littéraires du milieu carcéral qui ont pu vous inspirer ?
Il y a un travail important que j’avais beaucoup aimé, que j’ai vu il y a des années : Peines de Valérie Winckler. Il s’agit d’un film à partir de photographies sur quelqu’un qui entre et qui sort de prison, et sur la famille. Plus que sur la prison, j’avais pris conscience à quel point dès que l’on est plus dans l’image en mouvement, que l’association image-son, et le décalage produit, autorisait une bien plus grande intimé parce que ce n’est pas impudique.
Quoique très dissemblables, il y a, me semble-t-il, des liens entre votre film et Entre les murs, notamment par l’unité de lieu et la capacité à faire entrer dans le champ ce qui n’est pas représenté. Avez-vous vu le film de Laurent Cantet, si oui y avez-vous vu des liens éventuels avec votre travail ?
J’ai vu le film de Laurent Cantet, mais dans de très mauvaises conditions… Alors j’ai un peu de mal à en parler…
… Vous n’avez pas perçu des liens en voyant le film…
… Non. J’ai eu le sentiment en voyant le film qu’il nous plaçait plus dans la position d’une petite souris dans une classe. On est plus dans ce rapport, ce qui je crois n’est pas le cas dans mon film. Ce sont des positions assez différentes, après c’est vrai qu’il y a l’unité de lieu.
Entre la genèse et l’écriture avec Anna Zisman, votre travail de réalisatrice, les photographies de Grégoire Korganow, la création sonore d’Hervé Birolini et le montage de Françoise Bernard, il s’agit véritablement d’un film à plusieurs mains avec de multiples interventions. Est-ce qu’il n’a pas été difficile de coordonner tout ceci ?
En fait non, pas véritablement. En amont, avec Anna Zisman, il était important de faire des repérages. Comme on ne se connaissait pas, il y a toujours la possibilité de malentendus, il fallait que nous ayons les mêmes mots, nous avons donc fait ce premier travail ensemble. Ensuite elle est intervenue à nouveau à certains moments de doute, notamment pour voir les rushs. Concernant Hervé Birolini, notre rencontre remonte à assez longtemps. Je lui ai parlé du sujet, en lui demandant de travailler sur le côté bulle ou temps suspendus, comme enfermés. Je trouve qu’il l’a fait de manière magnifique. J’ai eu l’idée des photographies de Grégoire Korganow à Fresnes. En voyant les trajets invraisemblables des femmes, je me suis dit qu’il fallait le raconter. C’était insipide et sans intérêt de le faire dans le lieu même, et je ne voulais pas le faire avec la caméra car on retombait dans le temps réel. Du coup la photographie s’est imposée pour répondre à ça. Et il se trouve que je partage ma vie avec Grégoire et je savais ce qu’il pouvait faire. On a déjà travaillé côte à côte, je sais que l’on partage un regard et une sensibilité.
Il y a un vrai contrepoint esthétique entre votre caméra au service de l’enregistrement du quotidien de la maison d’accueil et l’appareil photo virtuose de Grégoire Korganow qui saisit ces mêmes personnes dans la vie, en dehors de cette maison d’accueil, parfois dans le mouvement mais avec ce mélange de fixité et de narration. L’approche et la distance avec les protagonistes différent-elles entre la caméra et l’appareil photo ? Comment les séances photographiques se sont-elles déroulées ?
Quelle distance… (hésitation) En fait, il a continué mon rapport aux gens. Avec ces femmes, on parlait de nos vies, on se racontait au quotidien, et notamment de nos maris. Du coup, il pouvait se retrouver avec elles dans une intimité par la relation qu’elles avaient à moi. Puis, il a le même type de rapport aux gens que moi. Nous avions travaillé conjointement sur les sans abris, je savais qu’il ne travaille pas dans la distance ou dans la froideur. Bien sûr la photo ce n’est pas de la vidéo, mais c’est un rapport de proximité, il perpétuait mon rapport avec son médium. Pour ce qui du travail sur le cadre, il était complètement libre. Mais c’était parfois très cerné, par exemple lors du parloir sauvage. Il avait l’interdiction de bouger parce que s’il faisait un pas en avant toute la prison nous voyait, auquel cas le tournage s’arrêtait. Nous étions Grégoire (Korganow), l’ingénieur du son et moi complètement plaqués contre un mur en face de Marie-Christine qui est en train de faire des gestes à son mari.
Donc le processus photographique était totalement imbriqué dans le film…
… oui, mais ce sont d’autres moments. Il avait parfois besoin d’être seul avec les femmes, pour créer cette intimité. L’ingénieur du son était présent, les prises sonores se sont très rarement faites de manière décalée. Quant à moi, j’étais parfois présente, mais sans caméra, c’était très clair sur ce point.
Il s’agit d’un film sur le temps, sur des temporalités multiples, celle de la prison, de la maison d’accueil et celle du dehors. Quel est le rôle de la photographie pour montrer cette désynchronisation entre les individus, le dedans et le dehors ?
La photographie permettait deux choses en fait sur ces moments extérieurs. D’abord de mettre en image cette temporalité suspendue, un peu à côté de la vie. Puis on est aussi dans l’intime, notamment avec la prise de son, on a une parole beaucoup plus proche. Cela maintient cette idée de temps particulier et aussi de maintenir la dimension imaginaire. Pendant tout le film, on imagine à travers elle. On imagine la prison, on est aussi dans un imaginaire féminin très fort. Je pense que la continuité sonore alors que la photo arrête le temps permet de créer un espace intimité et imaginaire.
Puis il y a quelque chose de très narratif, chaque séquence photographique raconte un petit récit…
… ça a été le travail de calage qu’il a fallu faire entre Grégoire et la matière sonore. Il était pour moi hors de question que les deux soient disjoints.
Toujours autour des questions de temporalité, le montage a manifestement été une étape cruciale, avec semble-t-il un matériau très conséquent. Comment s’est-elle déroulée ? Est-ce que vous êtes beaucoup intervenue ?
Oh oui, j’étais là tous les jours ! On monte ensemble depuis longtemps, c’est une monteuse formidable, pleine d’idées et de propositions, ça fonctionne très bien entre nous. En fait, c’est très bizarre parce que Françoise m’a dit sur le ton de la boutade : « tu as vu, c’est pas la peine de se casser autant puisqu’on est resté dans l’ordre du début. » Ce qui est évidemment à la fois vrai et faux. On avait fait un bout à bout de quatre heures et effectivement nous sommes restés très proche de cette base. Mon inquiétude venait du fait de transférer des photographies à la vidéo, c’est la première chose que l’on a fait au début du montage et ça s’est bien passé. Je me suis dit alors que ça allait aller tout seul. Et en fait pas du tout ! On s’est retrouvé avec un vrai problème de dramaturgie, il fallait bien que le récit avance, soit dans une dynamique. Le tournage et le montage sont conçus de manière chorale, et malgré tout il fallait bien que des choses différentes soient dites, sinon on s’ennuie. Il a été très difficile de faire émerger une dramaturgie, le lieu, le problème, le fait de conserver une impression d’écoulement du temps. On avait quatre mois pour réussir à tricoter ça, et bien on les a pris, peut-être même un peu plus. Ce qui a été difficile aussi, c’est qu’il y a deux façon de tourner dans le lieu. D’une part, les séquences de cinéma direct, quand les femmes arrivent et vaquent à leurs occupations, lorsque je me situe dans l’observation. Et d’autre part, les scènes plus posées, les entretiens. Là aussi, il fallait faire accepter au spectateur de passer de l’un à l’autre, ce double rythme n’était pas simple à gérer au montage.
Votre film entre puissamment en résonance avec une désastreuse actualité des prisons françaises. À côté pourrait bien, il faut l’espérer, entrer dans le débat public. Quelle place entendez-vous lui donner ? Vous organisez notamment une projection au Sénat ce vendredi 24 octobre.
On a toujours cette illusion que l’on va changer le monde. Évidemment ce n’est pas le cas, mais on croit à nouveau au film suivant, sinon je n’en ferais pas. L’administration pénitentiaire l’a vu, ça a été un choc pour un certain nombre. Le film donne à réfléchir, il me semble qu’il continue à travailler les consciences après la séance. La réaction des associations et des publics de festivals fait que j’ai vraiment le sentiment que ça ouvre un débat. Les associations qui se battent sur ce terrain, comme la Ligue des Droits de l’Homme, se retrouvent toujours face à un débat assez pauvre et stérile. En se situant du côté d’innocents, à qui l’on ne peut pas reprocher grand chose si ce n’est d’aimer un détenu, ce qui n’est pas encore puni par la loi, le film évite de se placer sur le terrain des « pour » contre les « contre ». C’est dans ce sens que je travaille.
Votre film a déjà été vu et primé dans de nombreux festivals, avec semble-t-il une réception favorable ? Est-ce qu’il y a des réactions du public qui vous ont particulièrement marquée ou étonnée ?
Au festival du Film de Femmes à Créteil, un couple de Suédois est venu me voir après la projection en me disant : « Mais vous savez, vous ne pourriez pas montrer votre film en Suède, on croirait que vous avez menti parce que c’est pas possible… Chez nous, si une administration se comportait comme ça avec ses citoyens, le gouvernement sauterait. » Réaction qui nous a laissé un peu pantoises, ma productrice et moi… Et puis la prison est quelque chose de honteux, les gens se cachent. Il me semble que le film libère une parole, des choses se disent tout à coup. Puisque ces femmes parlent dans le film, le public embraye. Il y a souvent quelqu’un dans la salle qui parle d’un proche, d’une connaissance, ayant été plus ou moins en contact avec le milieu carcéral. On peut considérer qu’une part plus importante qu’il n’y paraît de la population a quelque chose à voir, directement ou non, avec cette réalité. On se rend compte que c’est un sujet dont on parle très peu, sinon de manière médiatique et publique, mais pas tant que ça dans les cercles intimes.
Quelle va être la distribution du film ?
On a une quinzaine de copies, la sortie va se faire dans une douzaine de villes. Ensuite, il va beaucoup tourner, un peu partout et assez longtemps. Pour l’instant, on refuse toutes les projections non commerciales, mais on sent que les associations ont une grosse envie, donc le film aura sans doute une deuxième vie en 2009 à ce niveau-là. Je ferai aussi probablement une « tournée » des prisons…
Vous préparez un film sur le dessinateur et humoriste Siné, sous quel angle l’appréhendez-vous ?
J’avais démarré bien avant l’actualité de cet été. Il faut sur ce sujet que je dise la vérité, il se trouve que je suis sa fille, en fait sa belle-fille. Donc c’est un film intime, de l’intérieur. Je voulais travailler depuis longtemps là-dessus… C’est assez difficile de filmer une figure, à la fois artistique et paternelle. Il faut savoir trouver et garder la distance. J’ai attendu d’avoir un peu de bouteille avant de m’y atteler. Bien sûr ce qui se passe fait évoluer la matière, mais ça reste un film de ma position. Je veux montrer un Siné auquel peu de gens ont accès.
Il s’agirait donc plutôt d’un portrait intime, plutôt rétrospectif…
… ça l’était beaucoup, car il ne faisait plus que sa rubrique à Charlie Hebdo. J’étais plus axée sur son activisme autour de la guerre d’Algérie, les signatures avec Sartre, Cuba. Il s’avère en plus que c’est un très bon conteur, donc il est assez doué pour mettre en récit tout ça. Puis il s’avère qu’il est advenu ce qui est advenu, et il est redevenu un homme d’action, qui se bat. Tout ça est encore frais, ça demande sans doute à être rééquilibré pour que le film trouve sa forme. D’autant plus que l’on n’a pas d’argent pour le moment et que les questions d’archives se posent très sérieusement dans ces cas-là.