De la prison à la maison : après avoir donné la parole aux familles de détenus en attente dans le remarquable À côté, Stéphane Mercurio l’offre à présent à un sujet fort singulier, puisqu’il s’agit du compagnon de sa propre mère. Il est vrai que ce n’est pas n’importe qui : Maurice Sinet dit « Siné », caricaturiste jouisseur mais acéré qu’on qualifiera hâtivement d’ « anar de gauche », récemment notoire pour ses démêlés médiatiques et judiciaires avec son ancien employeur Charlie Hebdo, la LICRA, le MRAP, BHL etc. On pourrait craindre que la proximité de la filmeuse avec le filmé rende difficile le positionnement de la première ; mais non, elle n’est pas là pour dresser un portrait de famille.
Itinéraire d’un vieux galopin
Bien sûr, filmant la plupart du temps dans la maison et parmi des gens qu’elle côtoie depuis plusieurs années, Mercurio ne saurait guère feindre la neutralité absolue – que personne n’attend vraiment d’elle, au fond. Ainsi, lorsque, au milieu du documentaire commencé en 2007 et censé évoquer les engagements de Siné depuis quarante ans (guerre d’Algérie, Cuba…), éclate la fameuse « affaire », la réalisatrice ne joue pas l’ambiguïté, ayant déjà son idée sur les faits et ne donnant la parole aux détracteurs (ou à ceux qui s’en prétendent, comme le roi de l’incruste Bernard-Henri Lévy) que pour leur opposer la défense des compagnons de route de l’accusé. D’ailleurs, l’évocation de ce passage reste succincte, comme un éclat de plus sur le parcours du vieux galopin. Des phases comme celle-ci (des années au sein d’un organisme de presse, esclandre, renvoi, nécessité de reprendre le combat ailleurs, comme ici à travers son propre journal Siné Hebdo), Siné en aura connu plusieurs, et même à 80 ans bien tassés il pourrait en connaître d’autres, si le dieu auquel il ne croit guère lui prête vie. Il les raconte sans se forcer devant la caméra de Mercurio, laquelle sait trouver l’équilibre entre l’attention filiale et celle, plus distante, de l’enregistreur faisant œuvre de témoignage.
Où est l’humour de ma jeunesse ?
La problématique du hors-champ (quarante ans de coups de crayon vachards à travers l’histoire) est évidemment plus simple que dans À côté, où il s’agissait de rendre compte de la coercition carcérale sans même filmer la prison et des foyers disloqués sans y entrer, dans le lieu quasi unique d’une maison d’accueil jouxtant la maison d’arrêt, par le truchement quasi exclusif des récits et des douleurs des familles de détenus. Ici, même si on voit souvent la maison de Siné, il n’y a aucun effet d’isolement : l’homme déambule dedans et dehors, à la fête de l’Huma, au tribunal, dans une fac à tenter le passage de relais aux prochaines générations, et la caméra le suit. On l’observe déballer quelques-uns de ses dessins, évoquer des rencontres diverses et remarquables (les communistes chinois, Prévert, Malcolm X…), s’activer à la rédaction de son hebdo, préparer la pierre tombale farfelue qu’il compte partager avec ses copains humoristes, défendre sa position non négociable d’emmerdeur et de jouisseur aimant mêler cul et politique – pas si dissociables que ça, au fond – sur son papier.
Si ses appels à l’opposition tous azimuts aux abus des pouvoirs peuvent paraître aussi sommaires et perfectibles sur le fond qu’un discours de syndicaliste, le film parvient à dessiner en creux quelque chose d’un peu plus fascinant. C’est que de l’enchaînement des scènes se dégagent résolument les images d’un Siné dans des positions d’entre-deux : le portrait d’un personnage au statut plutôt instable derrière la constance affichée. Instabilité professionnelle, le dessinateur étant prompt à outrepasser les limites pourtant en expansion de la bienséance, quitte à devoir descendre du navire et aller voir ailleurs. Incertitude sur sa santé : on le découvre gorgé de goût de vivre, alors qu’une poignée de scènes le montre sous assistance respiratoire. Indécision sur sa pertinence idéologique, lui qui se tient dans ses discours sur la ligne floue entre le militant à la constance salutaire et le vieux con. Et puis, derrière le portrait de l’homme s’esquisse un portrait de groupe : celui d’un genre de contestation par un humour se voulant « mal élevé » et propre à pointer les tares de la société le plus vicieusement possible, genre déjà ancien et dont la pertinence pourrait être débattue. Voir les camarades humoristes qui, dans le film, gravitent autour de Siné : de Guy Bedos aux amuseurs de Canal+ Delépine et Kervern, en passant par des amis fidèles de Charlie Hebdo. Soit des variations de ce type d’humour corrosif dont on voit les évolutions aujourd’hui, plus ou moins en phase avec l’époque, plus ou moins assimilé par le consensus social. Finalement, le film de Mercurio cherche-t-il à témoigner de la persistance d’un combat ou de sa dégradation progressive ? Mine de rien, sous sa facture apparemment limpide et ses objectifs trop simples, il offre à méditer.