Évoquer la prison sans s’y rendre, en la frôlant du cadre mais en la maintenant hors champ, c’est ce à quoi Stéphane Mercurio se tient magnifiquement avec À côté. Entrecoupé de séquences photographiques de Grégoire Korganow, ce documentaire bouleversant se déroule essentiellement dans la maison d’accueil de Ti-Tomm jouxtant la maison d’arrêt pour hommes de Rennes. On y découvre des femmes, des vies, des récits, d’une extraordinaire épaisseur. Échappant à la démagogie et au simplisme, il s’agit d’un film puissant et précieux, au service d’une dénonciation encore plus implacable. Portant haut les idées d’humanisme et de cinéma, ici réunis en un indissociable couple, cette représentation du milieu carcéral se transforme en une méditation sur la liberté.
Le film s’ouvre. Une image fixe, un message sur répondeur en guise de bande-son. La voix est grave, étranglée par l’émotion. Un homme parle aux siens, il est en prison. Peu à peu d’autres bruits émergent avant de prendre le dessus, instinctivement on reconnaît ceux d’une prison. « Comme beaucoup, je n’avais jamais imaginé que derrière un détenu il y avait souvent une famille qui aimait cet homme privé de liberté. » Cette phrase de Grégoire Korganow, compagnon de Stéphane Mercurio et auteur des photographies qui s’intercalent au fil du film, c’est un peu la nôtre, celle de chacun. Du moins avant d’avoir vu À côté, car cette idée n’effleurera plus l’esprit de quiconque après la séance.
Le dispositif d’À côté est entièrement basé sur le fait que le dedans est strictement maintenu hors champ, créant ainsi un angle mort auquel on n’accède jamais, mais qui paradoxalement se trouve évoqué puissamment dans le champ. On pourrait considérer que Stéphane Mercurio inverse la logique d’Entre les murs où Laurent Cantet fait résonner les tensions et les divergences de la société, matérialisée par un immense hors-champ, dans le huis clos de la salle de classe. Ici la réalisatrice nous donne à penser ce qu’elle ne montre pas : ce qui se passe entre les murs de la prison, et comme Laurent Cantet elle invite à une réflexion sur l’ensemble du corps social. Quelques plans nous les donnent à voir les murs de briques extérieurs où se trouvent des individus placés temporairement en dehors du champ de la société. Les détenus ont une part d’eux-mêmes hors les murs : femmes, enfants, pères, petites amies. C’est à ces derniers que Stéphane Mercurio donne la parole, c’est par eux que va prendre forme la prison. Ce dispositif est la première grande réussite du film : cette tension permanente entre le dedans, invisible mais accessible, et le dehors. Comme Stéphane Mercurio l’indique, le film offre en effet « un niveau supplémentaire de perception du milieu carcéral ».
À côté dit avec force comme il est difficile d’être de chaque côté des murs, entre et hors eux. « Même dehors on n’est pas libre de faire ce qu’on veut » dit une femme de détenu après un parloir difficile, « ce n’est pas moi qui suis enfermée » ajoutera une autre. Femme ou mère, père ou petite amie de détenu, c’est ainsi une vie, un statut, une fonction et, pour ainsi dire, un métier. On se prend à se poser de terribles questions. N’est-ce pas une peine pour ceux qui se trouvent dehors ? Qu’est-ce qui est le pire ? Être à l’extérieur ou à l’intérieur ? Débordant d’humanité, riche cinématographiquement, À côté n’oublie pas d’être informatif. On découvre, on s’en doutait un peu, un univers carcéral indigne d’une démocratie « avancée ». Ce qui la personnalise le mieux est peut-être cette kafkaïenne machine automatique par laquelle on s’inscrit au parloir et qui fournit le ticket faisant foi.
Stéphane Mercurio parvient à retranscrire superbement « cette temporalité très particulière de cette vie à côté ». Elle montre avec force ces efforts surhumains déployés par ceux du dehors pour tenter de rester synchronisé avec ceux du dedans. Et la cinéaste a su s’entourer avec les photographies de Grégoire Korganow et la création sonore d’Hervé Birolini. En dehors du parloir, de la maison d’accueil, la vie continue, mais la fixité montre à quel point les vies sont suspendues à cette demi-heure au parloir qui forme une sorte de centre de gravité temporel et spatial. Fixité des images mais continuité de la prise de son, le bruit, la voix et la création musicale. Tout ceci forme une tension aussi simple que parlante. Une famille en est à son énième déménagement pour se rapprocher du mari incarcéré, un parloir sauvage (se rendre au pied du mur de la prison pour tenter de communiquer avec un détenu), une femme chez elle. Autant la caméra de Stéphane Mercurio est au service de l’enregistrement du quotidien de la maison d’accueil, autant l’appareil photo de Grégoire Korganow va user d’une virtuosité qui n’a rien d’éthiquement dérangeant puisqu’il s’agit d’accorder une dignité à ces femmes qui ne sont rien d’autre que des héroïnes.