C’est une scène située vers la fin du film, une petite scène en apparence anodine qui renseigne toutefois beaucoup sur le chemin parcouru par Asako, jeune fille tiraillée entre deux garçons au même visage. À ce stade du récit elle a déjà choisi, mais la réunion avec l’être aimé reste encore à accomplir. En visite chez des amis, assise dos au jardin, elle signale à son hôte que la pluie commence à tomber, ce qui implique de retirer de la corde à la linge les vêtements humides qui sèchent à l’extérieur. Que raconte la scène ? Qu’Asako a acquis la conscience qu’une ligne existe dans le plan (ici, la corde à linge qui cisaille l’arrière-plan) et que cette ligne guide l’action. Or dès la première séquence, où Asako rencontre et tombe immédiatement amoureuse du mystérieux Baku, la ligne apparaît comme le moteur de la dynamique du couple, oscillant entre le rapprochement (la fusion des deux corps aimantés l’un par l’autre) et l’éloignement (le spectre de la séparation entourant les allées et venues de Baku, corps dont la présence un peu éteinte semble dès le départ comme nimbée d’absence). Cette dynamique se reconfigure cependant à mesure que l’intrigue, truffée de petits virages parfois très abrupts, gagne en complexité. Ainsi, alors que l’idylle débute à peine, voilà qu’une ellipse chamboule le récit : Baku disparaît mystérieusement, deux ans s’écoulent et Asako rencontre alors Ryohei, qui ressemble comme deux gouttes d’eau (du moins physiquement) à son premier amour. Plus mature, plus doux, mais aussi moins énigmatique, Ryohei est un être sans secret dont la seule présence transforme toutefois Asako en une figure hantée, un peu inquiète quant à ce désir qui la gagne alors qu’elle se rapproche du jeune homme. Avec ce nouveau couple, la dynamique de la ligne se voit dès lors rejouée dans une perspective cette fois-ci inverse au prologue : ce qui segmente l’espace que l’on partage à deux ne renvoie plus à l’horizon de la finitude mais à celui du passé, qui double en creux la nouvelle rencontre du souvenir du premier émoi amoureux.
Avec le retour de Baku, le film fait néanmoins dévier le récit du réapprentissage amoureux vers celui d’une crise au cours de laquelle Asako parvient à circonscrire la nature exacte de ses désirs. Pour ce faire, il lui faut d’abord apprendre à voir la ligne, puis percer son double fond : la ligne n’est finalement plus comprise comme la marque d’un partage entre deux horizons (la trace des amours d’antan et le spectre de la finitude à venir), mais apparaît plutôt comme cernée par ces deux strates. Autrement dit, la ligne ne sépare plus mais constitue le centre autour duquel s’organise la circulation du désir et des projections sentimentales : tenir la ligne et s’y confronter, c’est se placer là où le couple existe, c’est entrevoir ce que recouvrent les paradoxes amoureux. Comment Asako s’y prend-elle ? Concernant l’amant délaissé, elle lui dit au revoir en s’avançant vers la mer puis en longeant la plage, tandis que plus plus tard, elle contemple avec l’amant choisi la rivière qui coule devant eux. « C’est sale » lui dit-il, encore blessé par les hésitations de sa partenaire. Mais Asako n’en a cure : elle peut désormais pleinement percevoir, au-delà des trahisons et des blessures sentimentales, la beauté ambivalente de la ligne aquatique.