Quelques mois après la révélation Senses et la présentation à Cannes d’Asako I&II, Ryūsuke Hamaguchi, qui se considère comme un « réalisateur non-professionnel », évoque avec nous son nouveau film, sa méthode de travail et son rapport aux acteurs.
Asako I&II témoigne d’un changement d’échelle de production dans votre cinéma. Comment avez-vous adapté votre méthode entre un film comme Senses (Happy Hour), où vous pouviez répéter pendant des semaines avec les acteurs, et celui-ci, d’une facture en apparence plus classique ?
Asako est un film dit « commercial, ce qui implique au Japon qu’il doit sortir en salles et faire un nombre suffisant d’entrées pour rentabiliser le budget initial. Senses était à l’inverse un film beaucoup plus indépendant, où j’ai pu effectivement mettre en place pendant six mois des ateliers qui avaient lieu à la fin de chaque semaine avec des acteurs non professionnels. Si le film a pris autant de temps à se faire, c’est parce qu’on était constamment en train de chercher la bonne méthode pour le réaliser. Pouvoir consacrer autant de temps au processus créatif d’un film représente un grand luxe. Concernant Asako, il fallait procéder de manière beaucoup plus compressée et classique, puisque le tournage s’est déroulé sur quatre semaines. Si je considère que j’ai toujours travaillé comme un réalisateur non-professionnel, je me suis confronté sur Asako à des comédiens professionnels, payés pour cela, et je me suis beaucoup reposé sur leur expérience. Je pense d’ailleurs que c’est leur force qui porte le film.
Pour autant, si Masahiro Higashide est un acteur connu et populaire au Japon, ce n’est pas le cas d’Erika Karata, encore débutante. Comment avez-vous dirigé ces profils différents ?
Erika Karata fait en effet le lien entre Senses et Asako, son profil étant très proche des actrices non professionnelles du film précédent. Nous avons pu faire quelque chose d’assez rare dans le cinéma commercial japonais : avant le tournage, on a eu une semaine de préparation où Masahiro Higashide et Erika Karata ont lu ensemble le scénario. Assez naturellement, les autres interprètes ont soutenu Erika Karata, en répétant les scènes pour qu’elle affine progressivement ses réactions.
Asako est justement un personnage qui avant tout réagit. C’est une jeune fille mutique mais aussi une spectatrice attentive à ce qui se passe autour d’elle.
Oui, c’est un élément déjà présent dans le roman dont est tiré le film, où Asako est dépeinte comme une observatrice. Elle regarde, elle ressent, sans forcément d’ailleurs que cela ouvre tout de suite à une réaction de sa part. Le roman est narré à la première personne, on a donc accès au regard et aux sentiments d’Asako, sans qu’elle exprime forcément de vive voix aux autres ce qu’elle pense. Dans la deuxième partie, elle devient à l’inverse un personnage qui agit beaucoup plus, toutefois en ayant toujours un temps de retard. J’imagine qu’Asako apparaît pour les spectateurs comme un personnage mystérieux, et par conséquent elle fait travailler leur imagination. J’ai construit le personnage de sorte que, au cours de la deuxième partie, tout ce que le spectateur avait imaginé à son sujet s’écroule.
Pour revenir sur le regard, Asako affiche un comportement paradoxal : si elle contemple la nature autour d’elle ou les photos de l’exposition dans la première scène, elle refuse aussi à plusieurs occasions de lever les yeux vers Ryohei et Baku, les deux garçons physiquement identiques dont elle tombe amoureuse, ou préfère se tourner vers leurs reflets, comme si leurs regards pouvaient la brûler. Sur ce point, le film semble entretenir une filiation avec Vertigo, film auquel on pense forcément au regard du point de départ d’Asako I&II.
On me parle souvent de ce rapprochement et j’y ai bien sûr pensé en préparant le film. Mais finalement, il me semble que les films diffèrent sur un point : il s’agit finalement d’une seule et même personne dans Vertigo tandis qu’Asako tombe amoureux de deux hommes bien distincts, ce qui est dans un sens moins « logique ».
Mais il reste une ressemblance dans la trajectoire : Asako pense d’abord tomber amoureuse d’une « copie », pour finalement se rendre que celui qu’elle aime vraiment est Ryohei et non Baku.
C’est la question qui se pose en effet tout le long du film. Pour autant, la part « illogique » dont je parle, à savoir que deux personnes distinctes portent exactement le même visage, rapproche le film plutôt du genre fantastique, voire du film d’horreur. Ce qui n’était toutefois pas forcément ma volonté, je souhaitais davantage inclure cet élément d’étrangeté dans un univers bien réel pour créer une tension.
Outre le film d’horreur, on peut penser aussi à un autre genre, celui de la comédie romantique américaine, à la fois comme portrait de femme et peinture d’un cheminement moral — trouver la vérité du sentiment amoureux, essayer de rectifier un tort, accepter ses défauts. Est-ce un genre qui vous a influencé sur ce film ?
Si je connais mal la comédie américaine qui a vu le jour à partir des années 1980, il existe des films populaires au japon, généralement adaptés de mangas, qui mettent en scène des histoires d’amour de lycéennes. Une jeune fille trouve son petit copain idéal mais un problème se pose, ils se séparent et à la fin ils se remettent ensemble. Personnellement je ne vois pas du tout ces films mais je suppose que le projet d’Asako a été monté parce qu’on sait qu’il y a un intérêt du public pour ces sujets. Par conséquent, même si je n’étais pas « influencé » par le genre, je voulais toutefois y « toucher ».
L’une des questions au cœur d’Asako I&II concerne l’interaction avec l’autre : se met-on à son niveau pour lui parler (la scène où Ryohei parle à une femme effondrée après le séisme) ? Ou, au contraire, suit-on ses propres désirs en faisant abstraction d’autrui (la fuite d’Asako, où elle n’adresse pas un regard à Ryohei, violemment exclu) ?
C’est vrai que Ryohei, par exemple, regarde toujours les gens dans les yeux. Et lorsqu’il embrasse Asako pour la première fois, il compense la différence de taille en se mettant plus bas dans un escalier. C’est à vrai dire une idée que j’ai empruntée à un film de John Ford, Qu’elle était verte ma vallée, dans les scènes où le prêtre s’assoit pour se mettre au niveau de l’enfant avec lequel il parle. Cela m’a beaucoup touché et je voulais le réutiliser.
L’une des particularités du film est aussi son oscillation entre légèreté et gravité, à l’image de cette scène où Baku disparaît dans la nuit et qu’Asako s’affaisse sur le sol avec ravissement.
Quand j’écris un scénario, je fais toujours attention à ménager une zone d’instabilité sur laquelle se fonde l’histoire. Ici, je voulais que le spectateur ressente une forme d’inquiétude, y compris dans les scènes les plus heureuses.
En parlant d’inquiétude, dans des scènes comme la réapparition d’Asako après le tremblement de la terre, on pense même au cinéma fantastique de Kiyoshi Kurosawa, qui a été votre professeur. Ses films ont-ils eu une influence sur les vôtres ?
Ah oui, totalement, même si je fais un cinéma différent. J’ai eu une relation très dense avec lui en étant son étudiant. Avant de le connaître, je n’étais pourtant pas spécialement amateur de son œuvre, mais mon opinion a changé après avoir suivi son enseignement. Aujourd’hui, je le considère comme l’un des tout meilleurs cinéastes japonais. De lui, j’ai retenu par exemple l’idée que la caméra saisit la réalité plus qu’elle ne participe à filmer une fiction ou un corps qui joue. Sa manière de diriger les acteurs va dans ce sens : il est très peu dans l’émotion, il donne simplement des indications de mouvements à suivre, pour transmettre quelque chose aux spectateurs.