Vous êtes franco-grecque, la sortie française du film a été longue à se dessiner ici, elle doit avoir une saveur un peu particulière pour vous…
En fait je ne suis pas grecque du tout et complètement française. Il se trouve que j’ai tout de même une relation particulière à ce pays puisque je suis née là-bas et j’y ai vécu jusqu’à six ans et ne suis arrivée en France qu’à douze ans – après six autres années passées en Allemagne ; donc j’ai toujours eu un rapport assez lointain à la France. Après, oui, c’est particulier pour moi, et même plutôt émouvant. Tout le monde a cru que j’étais grecque évidemment, puisque je parle la langue dans le film.
Dans Attenberg vous avez un rôle et un jeu largement basés sur la corporalité et vous affichez des aptitudes étonnantes. D’où viennent-elles ?
Il se trouve que j’ai fait dix ans de danse classique. Puis je suis allée à l’Université d’Aix-en-Provence pour étudier le théâtre et la performance. Même si a priori c’était plutôt la mise en scène qui m’intéressait, j’ai tout de même monté une troupe avec une Grecque et une Mexicaine. Il s’agissait plutôt d’expression corporelle et de performance. Je pense qu’il peut y avoir une façon de s’exprimer complètement organique et corporelle qui soit néanmoins très efficace. Tout ce qui doit être lié aussi au fait d’avoir beaucoup vécu à l’étranger, d’avoir souvent eu à me confronter à la barrière de la langue.
Est-ce que c’est pour ces aptitudes corporelles qu’Athina Tsangari vous a choisie ?
Elle ne le savait pas forcément quand on s’est rencontrées…
Elle ne savait pas pour le coup des omoplates (cf. affiche ci-contre) ?
Non, ça aurait été marrant qu’elle me le demande au casting… En fait, il s’agit plutôt d’une rencontre, notamment entre deux personnes qui ont beaucoup vécu à l’étranger, une sorte d’affinité élective.
On a l’impression que certaines scènes sont écrites de façon chorégraphique : étaient-elles réglées très précisément ou bien vous aviez un espace d’expression et de proposition, comme lors de ces séances de marches effectuées avec Bella – interprétée par Evangelia Randou ?
Nous avions une marge de manœuvre pendant les répétitions, mais la chorégraphie était fixée lorsque nous avons tourné. Ces marches viennent des documentaires d’Attenborough et ce sont surtout des imitations de marches d’oiseaux, d’autres viennent des Silly Walks de Monthy Python. Avec Evangelia Randou, qui interprète Bella, on a regardé les images pour s’en inspirer puis on les a chorégraphiées ensemble pour le tournage.
Pourriez-vous définir la trajectoire de Marina entre le début et la fin d’Attenberg ? Quel est son cheminement ? Que lui arrive-t-elle ?
C’est un drôle d’animal… Elle part d’ailleurs avec ce côté un peu animal voire extraterrestre, notamment par le regard qu’elle porte sur notre société. Puis elle est prise entre Eros et Thanatos, entre l’amour et la mort, ce qui renvoie plutôt à une structure de tragédie grecque. Il s’agit de l’apprentissage de deux choses fondamentales : accompagner son père vers la mort et s’accorder l’opportunité d’aimer, en tout cas offrir son corps à quelqu’un, ce qui est une façon d’entrer dans l’existence.
Attenberg et votre personnage mêlent un rapport à la fois tragique et burlesque au monde, s’il vous fallait trancher, Marina serait-elle plutôt une figure tragique ou bien burlesque ?
Ce que je trouve beau dans ce qu’on a réussi à faire, c’est de ne pas être dans le pathos mais d’être ancré dans la vie d’une façon fondamentalement burlesque…
Et donc, burlesque ou tragique ?
Il me semble qu’elle navigue entre les deux pôles, comme nous tous.
Est-ce que vous avez travaillé à partir de figures burlesques, vu des films ?
Bon c’est vrai que j’avais plutôt des figures dramatiques en tête… Mais les Monty Python tout de même, il s’agit d’une véritable inspiration pour ce film, avec les documentaires animaliers d’Attenborough. Puis des films comme Wanda de Barbara Loden ou ceux de Fassbinder, Le Désert rouge d’Antonioni aussi, avec toujours des figures féminines comme fil conducteur.
Est-ce que vous vous reconnaissez dans le personnage de Marina ?
Je ne suis pas du tout introvertie. En fait, Marina est beaucoup plus courageuse que moi par les choix extrêmes qu’elle fait ; être vierge à 23 ans n’est pas un accident. Plus globalement, j’admire sa radicalité, cette intransigeance l’éloigne de nous, mais il me semble que beaucoup de gens peuvent avoir des points d’accroche avec ce personnage.
Le personnage écrit par Athina Tsangari a‑t-il beaucoup évolué sous votre impulsion, l’avez-vous fait varier ?
Oui, par le force des choses. Déjà, elle ne cherchait pas une Française, je suis arrivée là un peu par accident. Il a fallu que j’apprenne le grec en accéléré avec un coach. Ceci a peut-être amené Athina à travailler autrement, mais on n’a pas décalé l’écriture, il y a simplement des choses que j’ai apportées. Les variations sont plutôt intervenues par une écoute silencieuse entre nous, ça a été une belle rencontre et un bel échange.
Est-ce qu’il a eu un casting ?
Comme je le disais, je suis arrivée un peu par hasard et je ne voulais pas spécialement devenir actrice. Mais on m’a parlé d’une femme qui cherchait une fille pour un film, on me disait beaucoup de bien d’Athina Tsangari, alors j’y suis allée, plus par curiosité qu’autre chose. On ne peut pas dire que c’était un casting normal ou une audition, mais plutôt une rencontre.
Quelles sont les différences de « méthode » entre Yorgos Lanthimos et Athina Tsangari ?
Ils sont très différents, même si les deux ne parlent pas, ne jouent pas sur la psychologie des personnages et travaillent sur des aspects assez instinctifs, presque animaux. Athina se trouve plus dans une démarche précise et chorégraphique alors que Yorgos va davantage essayer de voler ou de capter les moments d’accident ; pendant le tournage d’Alpis, on ne savait pas vraiment quand la caméra tournait. Alors qu’Athina respecte le rituel, notamment la cérémonie du : « Moteur ! »
De la 67e Mostra de Venise, où vous avez reçu la Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine dans Attenberg, à la 68e où Alpis de Yorgos Lanthimos était présenté, pouvez-vous nous raconter cette année professionnelle ? J’imagine que les choses ont changé…
Déjà, maintenant je fais du cinéma, ce qui n’était pas le cas avant Attenberg. J’ai aussi joué dans deux pièces de théâtre, une de Yorgos Lanthimos et une avec ma compagnie, le tout suivi du tournage d’Alpis, avec auparavant trois mois de gymnastique et un régime draconien… En fait ça n’a pas arrêté. J’ai aussi pris un agent à Paris, j’aimerais bien travailler dans ma langue et les projets commencent à dessiner. Mais je ne dis rien par superstition. Puis j’ai en même temps décidé de m’installer à Londres ; sans vouloir m’éparpiller, j’aimerais bien pouvoir travailler partout dans le monde, il y a d’ailleurs un projet qui se dessine en Italie.
Quels seraient vos désirs d’actrices, les univers cinématographiques qui vous tentent ?
J’ai évidemment des affinités avec le cinéma d’auteur, j’aime travailler avec quelqu’un qui pose un regard et qui se trouve en situation de recherche, c’est mon idéal de travail. Après je serais carrément motivée pour faire un film d’action, d’engager mon corps dans un projet de ce type peut m’exciter tout autant.
Comment aviez-vous pris cette Coupe Volpi de la meilleure interprétation à la 67e Mostra de Venise ?
J’étais complètement hallucinée et pas prête du tout… Déjà qu’Attenberg soit à la Mostra, mais alors le prix d’interprétation ne m’avait jamais traversé l’esprit. Il y avait quand même Natalie Portman dans Black Swan ! D’ailleurs, j’ai croisé Darren Aronofsky à Venise cette année et il m’a dit qu’il voulait voir Attenberg pour se rendre compte de quelle façon j’avais volé le prix à son actrice. C’était très audacieux de la part de Tarantino, mais ça m’a franchement dépassée. Rentrée à Athènes, j’ai un peu disparu, je me suis enfermée dans le travail en envoyant paître tous les journalistes grecs qui voyaient l’occasion de créer une starlette. J’ai eu la trouille et ça m’a pris du temps pour me dire que c’était juste un cadeau de la vie.