Sélectionné cette année à La Semaine de la Critique, le premier long-métrage de Louis-Do de Lencquesaing est un film bourgeois-bohème, qui tente d’esquisser le portrait de trois femmes à des stades différents de leur vie, de sonder ce qui se passe dans la tête de deux frères face à la mort de leur père, ou encore de décrire l’idylle d’un écrivain avec une employée de son éditeur. Si le film connaît des fortunes très diverses dans le traitement de ces trajectoires, c’est par la figure à la fois nonchalante et omniprésente de l’acteur-réalisateur-scénariste, qui ne peut s’empêcher de tirer la couverture à lui-même, en un geste narcissique peu amène.
Louis-Do de Lencquesaing fait figure d’épouvantail dans la production française actuelle, une sorte d’énergumène a priori peu soucieux de sa propre image, rarement premier rôle, dans des emplois souvent ingrats (père pédophile chez Maïwenn, pervers narcissique chez Bonello, figure secondaire effacée chez Doillon, Mouret ou encore Suwa). Personnage principal du second long-métrage de Mia Hansen-Løve, Le Père de mes enfants, il s’éclipsait au bout d’une heure de film, laissant une trace persistante, une déchirure qui hantait la suite du récit. Son jeu, caractérisé par une forme de nonchalance héritée d’un dandysme « gainsbourien », sorte de négligence précieuse et désinvolte, a suffi jusqu’alors à le distinguer du tout-venant parisien, lui conférant une aura tranquille d’intrigant second couteau.
Sans constituer une grande surprise, le voir s’attaquer, après trois courts-métrages, à son premier « grand format » présente au moins le bénéfice de la curiosité, de voir comment cet électron se déferait d’un passage à l’écriture, et de la position inconfortable de l’acteur-réalisateur. Premier obstacle : l’acteur se donne le premier rôle, celui d’un écrivain parisien célibataire issu d’une famille bourgeoise. Choisir le métier d’écrivain pour son protagoniste présente un double péril : celui de filmer l’acte d’écrire (problème rarement résolu au cinéma, et souvent d’une pertinence limitée par rapport au projet du film, comme on a pu le voir récemment dans le falot Sur la route de Walter Salles), et d’éviter la redondance entre écriture du film et écriture dans le film. Si le premier problème est soigneusement éludé, le second constitue ici un écueil récurrent de la fiction, qui est de redoubler le texte écrit par une voix off, qui plus est celle de l’écrivain. Le malaise est immédiatement perceptible car la voix off, qui se voudrait l’écho des vies décrites à l’écran, se transforme en procédé superflu et surfait – l’aspect très littéraire de l’écriture étant perçu à l’oreille comme un défaut d’expression de l’oralité – et par conséquent, devient une matière qui fige plus qu’elle ne met en action.
Fort heureusement, Au galop ne s’en tient pas qu’à cette petite musique, et gagne en justesse lorsqu’il se tourne vers le portrait de femmes en action. Il y a d’abord Camille, fille de Paul l’écrivain (Alice de Lencquesaing, fille de Louis-Do l’acteur), en passe de devenir femme, et Mina (Marthe Keller), mère de Paul, qui suite à la mort de son mari perd peu à peu pied. Dans ce grand écart entre une femme qui entre avec énergie dans la vie et une autre qui en prend lentement congé se creuse deux portraits succincts d’une même époque, d’une fille qui gagne son indépendance à une autre qui ne peut la supporter, symbole d’un héritage en mouvement pour l’une et d’une fixation bourgeoise pour l’autre (Mina à son fils Paul : « Il nous faut un héritier »). La question du deuil du père trouve également quelques échos convaincants, dans la réception et l’acceptation de la nouvelle, emprunte de sentiments très justement mitigés, entre tristesse et rires incontrôlables. C’est finalement lorsque le récit ne tourne pas explicitement autour de la figure de Paul que le film trouve un équilibre satisfaisant, circulant d’une figure à une autre comme des vases communicants.
Pourtant, Louis-Do de Lencquesaing ne s’en cache pas, ce film est pour lui une sorte d’autoportrait. Le récit de son amourette avec Ada (Valentina Cervi), femme en couple avec un enfant, constitue le nerf central de la narration et vient progressivement parasiter le film dans sa globalité (découverte de cette aventure par d’autres membres de la famille, possibilité d’un enfant hors-couple). Ce récit d’une passion cachée puis révélée, de loin la partie la moins intéressante du film, vient pourtant préciser les intentions de l’auteur, puisqu’elle le replace sans cesse au centre des choses, en une exhibition qui aurait pour but de toucher à l’universel par l’intime. C’est ici que le décor bourgeois du film fait défaut, puisqu’il est assez largement parisiano-centré, et transforme les personnages en figures lointaines et désincarnées, dont Paul serait le pantin séducteur, celui qui aimante la matière pour la faire vivre. Mais plutôt que de servir de moteur, le jeu à contre-courant de Paul/Louis-Do se poste en affèterie égocentrique, où il tente sans avoir l’air d’y toucher à se distinguer des autres, et faire remarquer à quel point son parcours humain est peuplé d’embûches qui le grandissent, ou coulent tout simplement à la surface d’un être qui se voudrait remarquable. Il se tient alors devant les autres personnages, dont certains souffrent d’un déficit d’écriture, qui ne fait que maximiser la posture narcissique de l’auteur.
La question du narcissisme et de la bourgeoisie devient même brûlante lorsque le film fait part d’un mépris de classe insidieux, faisant du conjoint cocu d’Ada un type qui « travaille dans l’industrie du yaourt » (personnage à peine écrit, réduit au rang d’utilité narrative), par opposition aux « artistes », à l’écrivain dont la vie semble beaucoup plus intéresser Louis-Do de Lencquesaing. Au même titre, le petit ami de Camille est un « black » qui joue au football dans un centre de formation – qui semble par ailleurs parfaitement intégré au gotha parisien esquissé dans le film. La tentative de faire rentrer quelqu’un « de couleur », d’origine sociale différente, dans la petite fiction bourgeoise serait appréciable si seulement le but était de lui donner une véritable consistance, et non pas de le faire disparaître subrepticement au détour d’un artifice de scénario. Là encore, la différence de traitement est notoire : la découverte de l’infidélité de ce petit ami est réprimandée immédiatement par la rupture de la relation avec Camille, pendant que de l’autre côté Paul vit une « belle » idylle avec Ada, une infidélité acceptable, dont le potentiel peut être pris en charge par la chronique bourgeoise. C’est ce que l’on appellera poliment un flagrant manque d’audace, témoin d’une tentative nombriliste parmi tant d’autres, d’un cinéma dit « d’auteur » qui s’imagine s’ouvrir aux autres alors qu’il crève d’autosatisfaction.