Reparti bredouille comme nombre de films importants présentés à Cannes cette année (La Piel que Habito, Habemus Papam…), L’Apollonide demeure pourtant, de loin, le geste le plus ambitieux et l’objet le plus marquant qu’on y ait vus. Bien que, de la part de Bonello, on ne s’attendît pas à quoi que ce soit de très conventionnel, on redoutait quelque peu le film d’époque nostalgique et, disons, pas indispensable. Au lieu de quoi s’est déployée devant nos yeux ravis une œuvre d’une radicale splendeur, aussi généreuse que cruelle, qui, tout en sécrétant un indéniable plaisir des costumes et du décor, ne le cède en rien sur le terrain de la surprise et de l’acuité.
L’Apollonide frappe d’abord par sa pure et simple beauté. La plupart de ses plans sont de délicats tableaux où des figures voluptueuses se détachent, lumineuses, sur un fond obscur. Son atmosphère ouatée, tapissée de douces conversations souvent tenues hors champ, distille un parfum entêtant. Les mouvements des corps et de la caméra dégagent une tension qui confine à l’énigme, et de saisissantes visions viennent émailler cet envoûtant ballet (on se souviendra longtemps des larmes blanches de la «Femme-qui-rit»…). Pourtant le film n’est pas vraiment le tourbillon baroque et opiacé qu’on donne l’impression de décrire. Il pourrait se complaire dans l’enluminure enivrante, l’onanisme formel, mais son prix se situe ailleurs : dans la rencontre entre la folle liberté du montage – navigant dans le temps et l’espace, la réalité et le cauchemar avec un art consommé de la rupture – et la fermeté du regard si singulier de Bonello – ce regard frontal, froid en surface mais ardent et habité, rappelant celui d’une première fois ébahie, sans a priori, sans jugement. C’est la distance de ce regard qui sauvait son curieux De la guerre, toujours à deux doigts du narcissique, du prétentieux, du ridicule, mais toujours empreint d’un étonnement et d’une impossibilité d’assigner un sens définitif à l’image qui maintenaient l’attention, voire l’admiration.
Ce qui pouvait nuire, toutefois, aux films précédents de Bonello, c’était le résidu de l’intention théorique ; une rigidité qui entravait la puissance incontestable de sa mise en scène. Serait-ce à cause de toutes ses chairs éventées que L’Apollonide est, au contraire, si souple et incarné ? C’est possible, mais c’est surtout parce que sa galerie de personnages – prostituées ou clients, qu’ils révèlent derrière leur masque faiblesses ou grandeur, mesquinerie ou générosité, perversions ou douleurs – charrie une variété de tons, une complexité des rapports humains et une densité des affects assez neuves chez Bonello, et profondément émouvantes.
Situé au tournant des XIXe et XXe siècles (on critique le tout nouveau métro parisien, on discute de l’affaire Dreyfus…), travaillé par ce qui du monde change et ce qui y permane, L’Apollonide est une plongée au présent dans le passé – ou peut-être est-ce le contraire. Une plongée très précise sur les usages de l’époque, spontanée, vivante et immédiate. Mais aussi une rêverie lointaine, mortifère et théâtrale. Le titre du film ne contient pas le mot souvenirs pour rien ; or ce qui est beau, c’est que ce ne sont les souvenirs de personne, d’aucun personnage. Ce sont les souvenirs du monde, du temps lui-même, une réminiscence du passé nourrie par la modernité. Le film prend des risques à cet égard, scandé par une bande-son anachronique – belle touche d’hétérogénéité, énergique et mélancolique, garde-fou contre le confort passéiste mais jamais contre l’académisme qui jamais ne guette – et conclu par une imprévisible coda, située de nos jours. Maladroite manière de dire qu’il entend aussi parler du présent, ce qu’il faisait déjà d’une certaine manière, en creux ? Inutile et discutable surplus de sens ? Non, tragique bouffée d’air après deux heures de huis clos terriblement séduisant (tout juste suspendu à l’occasion d’une belle parenthèse renoirienne) ; saisissante fulgurance, d’une rugosité un peu forcée, mais qui n’enlève rien à l’irrémédiable ambiguïté du film.
Les maisons closes ont fermé, remplacées par le trottoir, les hôtels ou les bois (souvenons-nous de Tiresia) : les femmes sont sorties de leur prison, ont rejoint l’air libre, mais les putes sont toujours là. Bien ou mal, là n’est pas la question : le bordel ou le boulevard périphérique révèlent quelque chose de leur hors-champ, la société. « J’aime profondément les putains », dit le peintre (Louis-Do de Lencquesaing) qui trouve dans la maison close un havre de paix : phrase terrible et belle à la fois. Aime-t-il leur complète soumission aux désirs de celui qui paie, ou la paradoxale part de liberté chez ces femmes recluses qui n’appartiennent à aucun mari – bien que la plupart d’entre elles rêvent d’en trouver un qui rachète leurs dettes ? Le bordel, où le rituel se donne à voir et la parole se délie, offre une échappatoire à l’hypocrite comédie du monde fondée sur le mariage, tout en en révélant la nature profonde : la prostitution est un des paradigmes de l’ordre social. L’effacement des frontières entre le privé et le public, la destitution apparente de la valeur mariage n’y changent aujourd’hui pas grand chose, le triomphe de la finance et de la consommation aidant. Les formes ont changé, mais le fond persiste : il est de confortables captivités et de brutales libertés, des dons de soi aussi sinistres que bienfaisants.
Ceux qui attendent du film un discours sur les maisons closes – qu’il soit apologétique ou à charge – en seront toutefois pour leurs frais. Chez Bonello, la pensée est toujours autre que binaire, voire dialectique, et surtout idéologique : elle est fascinante d’irrécupérabilité. Même la lecture d’une Anthropométrie de la prostituée et du voleur sur un split-screen montrant quatre filles dans différentes positions échappe à l’alternative illustration/contrepoint, convoquant par le verbe un point de vue extérieur, «scientifique» et moralisateur, qui ne sera jamais celui du film. À ce titre, et sur des enjeux assez voisins (quoique Kechiche se penche plus précisément sur la question de la monstration et du racisme), L’Apollonide constitue l’antidote parfait à Vénus noire, qu’il surpasse politiquement par la bienveillante rigueur de sa représentation : nul besoin de sombrer dans un magma naturaliste pour donner à ressentir la complexité du monde, de donner des leçons de Père Fouettard pour espérer atteindre la conscience du spectateur et de verser dans l’abjection parce des corps s’offrent au regard contre de l’argent. La douceur du film n’empêche en rien une vénéneuse violence ; il est riche de tous les mystères que recèlent le désir, les fantasmes et l’organisation en société.
Une organisation sociale, la maison close elle-même en a une : soumission aux règles de la mère maquerelle (Noémie Lvovsky, désarçonnant mélange de bienveillance et d’autorité), solidarité absolue et touchante entre filles. Le lupanar est aussi un phalanstère, où se joue – abstraction faite des hommes – une utopie du vivre-ensemble. Le film accueille d’ailleurs parmi ses comédiens – tou-te-s formidables – un nombre étonnant de cinéastes français, de la marge (Pierre Léon, Vincent Dieutre) au « milieu » (Xavier Beauvois, Noémie Lvovsky, Pascale Ferran) en passant par les inclassables (Jacques Nolot, Damien Odoul, Bonello lui-même). Là encore, l’effet est des plus ambivalents. Éloge ou critique de l’entre-soi ? Élan réconciliateur de courants antagonistes ? Il y a surtout, évidemment, quelque chose de franc et troublant qui se dit là sur l’acteur/actrice comme prostitué-e offert-e au regard du/de la cinéaste.
Cette franchise théorique ayant l’élégance de s’incarner dans une intense sensualité, dont la nature se situe quelque part en deçà – ou au-delà – de l’érotisme, le film de Bonello atteint sans peine une ampleur artistique étourdissante.