Conformément aux habitudes récentes du cinéaste, l’ouverture d’Aucun ours prend la forme d’un jeu de poupées russes enchâssant différentes strates documentaires et fictionnelles. On y découvre un homme et une femme discutant de leur fuite prochaine de l’Iran par des moyens clandestins, dans un plan-séquence très chorégraphié. Par le truchement d’un dézoom à partir d’un écran d’ordinateur, la séquence se révèle en réalité issue d’un film de Jafar Panahi lui-même, qui se met de nouveau en scène en tant que personnage réalisateur. Le cinéaste, sous le coup de la double interdiction de tourner en Iran et de sortir du territoire, dirige son équipe à distance par Skype depuis un village situé près de la frontière irano-turque. Entre les prises, Panahi tente par ailleurs de saisir la vie rurale qui l’entoure, en confiant sa caméra aux habitants, ou en prenant des photos à la volée de la vie locale. Mais les difficultés s’accumulent : la mauvaise connexion l’empêche d’être entendu par son équipe, les villageois ne parviennent pas à utiliser son matériel correctement et des tensions apparaissent autour de l’un des clichés qu’il aurait pris. Cette mise en scène d’une impuissance grandissante du cinéaste conduit peu à peu le film vers un point de rupture, participant à déconstruire le dispositif hybride que Panahi travaille maintenant depuis une dizaine d’années.
Au même titre que les ours dont il est question au détour d’un dialogue, les autorités iraniennes restent invisibles. Mais contrairement aux animaux sauvages, elles ne sont pas absentes du territoire que cartographie le film : le cinéaste cherche justement à saisir la présence du régime au sein de la société et de l’esprit même des personnages. La suspicion généralisée, l’institutionnalisation de la contrebande, les traumatismes des incarcérations ou encore la tentation de l’exil freinée par la crainte de la séparation constituent autant de moyens de dresser le portrait d’une angoisse générale. Alors que la surveillance s’est diluée et que les dénonciations sont monnaie courante, la simple présence de poussière sur une voiture peut constituer ainsi une preuve dramatique de culpabilité. Cette inquiétude (et ses conséquences directes sur la capacité d’agir du cinéaste) est au cœur d’une belle scène nocturne où Panahi gravit une colline pour regarder au-delà de la frontière qui sépare l’Iran de la Turquie. Quand il prend conscience que la ligne à ne pas franchir se situe sous ses pieds, il recule alors soudainement, comme effrayé de sa propre transgression. C’est certainement par ce simple mouvement que Panahi parvient le mieux à mettre en scène la position dans laquelle il tente de se maintenir, lui qui s’est toujours refusé à fuir le pays. Ni bravade ni posture héroïque : Panahi figure ici plutôt la crainte d’un faux pas aux terribles conséquences.
La trahison des images
À l’incapacité matérielle de pouvoir participer à l’expérience collective d’un tournage s’ajoute un autre obstacle : celui de la trahison des images elles-mêmes. Dans les précédents films du cinéaste, la généralisation des technologies numériques était encore perçue comme vectrice d’une échappatoire (certes imparfaite et parfois insatisfaisante) face aux interdictions multiples qui s’abattaient sur le cinéaste. Après tout, il était encore possible de filmer avec un téléphone, de communiquer par les réseaux sociaux, de faire du montage sur son ordinateur portable… Sauf que l’extrême malléabilité du numérique se transforme dans Aucun ours en une menace insidieuse : celle de la prolifération des images de surveillance, au-delà de l’action du régime. Lors de la scène citée plus haut, Panahi comprend que l’illusion d’une invisibilité nocturne n’a plus cours à l’heure d’une société numérique où les dispositifs de surveillance sont généralisés. Les contrebandiers l’observent également et détiennent à chaque instant un pouvoir de vie et de mort sur lui. Même dans cette région frontalière et reculée, Panahi constate une nouvelle forme de panoptisme, cette « distribution infinitésimale des rapports de pouvoir », qui répartit la surveillance « jusqu’aux éléments les plus tenus et les plus lointains », pour citer Michel Foucault.
Les menaces se multiplient, et les villageois en viennent à lui réclamer une photographie qu’il aurait prise innocemment d’un couple impliquant une jeune femme promise de longue date à un autre en vertu d’une tradition ancestrale. Le cinéaste se retrouve dès lors une nouvelle fois confronté à l’emprise d’un pouvoir injuste, mais également à la question de sa responsabilité personnelle en tant que créateur d’images. La situation se complique encore davantage avec le refus d’une comédienne de son film de tourner une scène – elle lui reproche de la manipuler pour que sa réalité d’Iranienne voulant fuir le pays colle davantage à l’impératif de la fiction mettant en abyme sa propre vie. Si Panahi n’apparaît pas réellement comme fautif (son personnage n’est pour rien dans la dissimulation que dénonce l’actrice), il interroge tout de même son rapport à une autre frontière, celle entre le documentaire et la fiction. D’autant plus que, suite à cette défection aux conséquences tragiques, l’équipe de tournage se met à adopter une approche voyeuriste des plus malsaines, poursuivant l’autre protagoniste pour filmer sa détresse. Partout, les images mutent, traquent et finissent par conduire au drame.
L’impasse
Panahi semble ainsi esquisser l’hypothèse que produire des images envenimerait l’existence de toutes les personnes qu’elles immortalisent, la sienne comprise. On retrouve pourtant, du moins dans un premier temps, la posture rassurante du citadin éclairé et empathique qu’il aime à mettre en avant de film en film, notamment lorsqu’il converse avec la mère de son logeur. Mais cette figure de héros progressiste venu affronter l’obscurantisme rural apparaît vite comme fragilisée. Panahi témoigne plus volontiers de ses doutes quant à sa capacité d’agir, comme dans cette scène durant laquelle il doit prêter serment devant les notables du village, et où il peine à formuler sa vision des choses, attisant une colère qui, elle aussi, accouchera d’un drame.
Tandis que les possibilités d’action du cinéaste se réduisent, le personnage semble enfermé dans des surcadrages de plus en plus carcéraux. Même sa voiture, véhicule totem et outil essentiel dans sa démarche de cinéma clandestin, se transforme. Point d’orgue de la mutation de l’habitacle autrefois rassurant : ce plan paranoïaque à l’intérieur duquel, isolé dans le reflet du rétroviseur et pris en étau entre le paysage devant lui (à travers le pare-brise) et la route derrière son dos (visible dans le tableau de bord), Panahi croise le regard du seul policier aperçu durant tout le film. La fuite soudaine du village qui conclut le film renforce le sentiment général d’un échec en même temps qu’elle commente la situation du cinéaste. Alors qu’il quitte le décor à la nouvelle de l’arrivée imminente des autorités et constate, sonné, les conséquences de l’embrasement de la petite communauté, il gare sa voiture au son de l’alarme de sa ceinture de sécurité retirée. Par cet émouvant arrêt du mouvement et de l’image, Panahi, épuisé, semble acter les limites de sa position de cinéaste. Cette fin ouverte préfigure dramatiquement la suite des événements. Le 11 juillet 2022, alors qu’il manifestait devant la prison d’Evin pour dénoncer l’arrestation d’autres réalisateurs iraniens, Mohamad Rasoulof et Mostafa Al-Ahmad, Jafar Panahi fut à son tour interpelé et incarcéré. Il purge actuellement la peine de six ans de prison qui avait été prononcée suite à sa condamnation en 2010 pour « propagande contre le régime ».