Trois ans après son film noir social Sang et or, l’Iranien Jafar Panahi adopte un registre à la fois plus léger et plus offensif. Ce n’est pas vraiment un paradoxe. Si Sang et or s’attachait à la destinée individuelle d’un anonyme et s’apparentait à un polar, Hors jeu, au ton moins sombre et s’attachant à un sujet plus populaire (la qualification de l’Iran à la Coupe du Monde de football) s’attaque aussi plus frontalement aux travers de la société iranienne.
Le film a l’habileté d’alléger, dès la scène inaugurale, le poids dramatique potentiellement envahissant de son contexte politique. Un père poursuit en taxi un bus transportant des supporters de foot se rendant à un match car il croit, à raison, que sa fille est à l’intérieur. Les femmes étant interdites d’accès aux gradins, la jeune fille s’est habillée, sans grande conviction, en garçon. Le suspense engendré par sa situation est d’ordre autant comique que dramatique, la caméra captant aussi bien la liesse populaire, génératrice d’absurde, que la quête de liberté de quelques individus. Le père fait s’arrêter le bus, cherche sa fille en vain tandis que son taxi le laisse en plan. Les supporters ont repéré l’intruse, mais sont plus pressés d’arriver à temps au match que de faire respecter la chariah… d’autant que ce cas est loin d’être isolé ! Fatalement, la jeune fille est démasquée à l’entrée, mais c’est presque cordialement qu’elle est emmenée vers un coin gardé du stade où d’autres contrevenantes rongent leur frein. Là encore, Panahi s’éloigne d’une représentation démonstrative et convenue de l’oppression, en refusant d’appuyer une opposition manichéenne entre le peuple et l’autorité. Jusqu’à la fin du film qui commence alors vraiment, la loi répressive sera laissée en arrière-plan, réduite à une force abstraite, tandis que se jouera la joute entre les supportrices avides de liberté et leurs gardiens soucieux de conserver leur statut.
Jouant sur l’ambiguïté entre documentaire (événement réel) et fiction (personnages bien définis), Hors jeu est un film remarquable parce qu’il réussit à appartenir pleinement à un genre, la comédie, et à déployer dans ce contexte une mécanique bien huilée, sans jamais se départir de son discours politique. Mécanique et discours vont de pair en prenant de l’ampleur et de la portée. Ainsi, chaque prisonnière qui échoue dans l’enclos aménagé pour les fraudeuses élargit le propos du film, au-delà du plaidoyer féministe qu’on présumait au départ, en même temps qu’il fait glisser la situation initiale vers l’absurde : on croise entre autres une androgyne, une femme habillée dans le même uniforme que ses gardiens et pour finir, un vrai garçon… Les personnages secondaires (supporters, pères angoissés) aident à étoffer l’aperçu de la population iranienne au-delà d’une vision unidimensionnelle même si, comique oblige, tous ne se veulent pas d’un réalisme absolu (certains gardes frôlant même le portrait de parfaits abrutis).
« Bruits de foule »
Le film se déroule sur une journée, ce qui autorise des scènes assez longues où peut éclater, notamment à travers les dialogues entre gardes et supportrices, la situation plutôt aberrante de tous ces gens qui voudraient se retrouver au même endroit, sur les gradins, et qui en sont empêchés par une législation sans fondements réels. Le montage enfonce le clou, étirant des plans pour capter l’absurde et l’incongru, comme dans l’excellente scène où un garde fouille prudemment les toilettes pour hommes qu’il a fait évacuer pour y emmener une prisonnière. Le tempo du film est régi en grande partie par un élément scénique important : le match, dont on ne percevra aucune image (sauf un bref différé… à la toute fin), mais dont les bruits de foule en fond sonore font presque office de musique. Un match invisible, mais plus que présent dans cette comédie où personne n’est à la place qu’il souhaiterait, gardes et prisonnières tous forcés de ne le vivre qu’à travers des commentaires partiels, par procuration.
Lorsqu’à la fin le chef de la brigade des mœurs, représentant de l’ordre moral mentionné et redouté tout au long du film, vient embarquer tout ce monde, on croit un moment que le film va basculer dans le drame, que la parenthèse légère de cette journée va s’achever. Mais non : ce nœud dramatique n’entraîne que le prolongement et la conclusion de la démarche du cinéaste qui continue sans faillir de garder la menace à distance. Et Panahi achève son film sur une foule en liesse, manifestation patriotique, qui n’est pas ici synonyme d’extrémisme ou de repli sur soi, mais de délivrance et d’évasion. Si l’image de la foule est conforme à la réalité, on n’est pas très loin du rêve, celui de la victoire du mouvement populaire, uni vers la même ferveur sportive, sur le pouvoir répressif. Panahi ne franchit pas le pas, mais le cœur y est.