Certes, Trois Visages est un hommage à Abbas Kiarostami, tant le film regorge de citations explicites des films du maître de la Nouvelle Vague iranienne, disparu l’an passé – ceci, jusqu’à l’ultime plan, bouleversant à tous les niveaux de lectures. Certes, Trois Visages est une construction cinématographique ingénieuse qui met en abyme la situation judiciaire et politique de son auteur – interdit de réaliser et de quitter le territoire iranien depuis 2010 – dans un habile scénario enchâssé. Mais, on ne saurait honnêtement résumer le nouveau long-métrage de Jafar Panahi uniquement par ces deux aspects, tant celui-ci trouve sa propre identité. Loin d’être un film « à la manière de », il porte la signature esthétique de son réalisateur où l’aspect théorique est dilué dans une plus grande virulence politique et un fin trait d’humour qui vient délester la structure réflexive commune, à la croisée des chemins entre une fausse mise en scène du réel et une fiction enracinée dans l’observation documentaire. De même, l’accusation de narcissisme est battue en brèche par la composition même des plans, qui témoigne d’une modestie rusée : s’il interprète son propre rôle, le réalisateur semble être un spectateur privilégié de son propre travail, toujours en retrait dans le plan. Sa présence bienveillante en arrière-plan le destine à un rôle de passeur, intervenant parfois pour fluidifier les confrontations, s’effaçant souvent pour laisser l’initiative des actions et des dialogues à ses comédiens – au détour d’un cadre malicieux, on le voit disparaître de l’écran à mesure qu’il baisse le siège de sa voiture afin d’y passer la nuit.
En remportant l’Ours d’or en 2015 avec Taxi Téhéran, Panahi avait insufflé une dose supplémentaire de légèreté dans sa galerie de personnages de la capitale iranienne, ouvrant d’une main son cinéma à un public plus large, diminuant de l’autre la force politique de son regard. La séquence qui démarre Trois Visages, par sa saisissante radicalité, inverse de nouveau la tendance : captée avec un téléphone portable – dont le format vertical a été conservé – on voit une adolescente mettre en scène son suicide par pendaison et asséner ses derniers mots à l’actrice Behnaz Jafari, lui reprochant de ne pas l’avoir soutenue lorsque ses parents lui ont interdit l’accès au Conservatoire. S’il commence donc par une explosion, le film est une longue et belle retombée, divisée en deux temps (d’abord une quête de l’authenticité de ces images puis, une fois celle-ci révélée, l’observation des conditions sociales dans lesquelles elles ont pu être produites). Cette rupture de ton fait la réussite de Trois Visages : Panahi se désintéresse du film-choc pour lui préférer une chronique pittoresque dont la gravité des constats (archaïsme, étau religieux et patriarcal) se pare de fantaisie (des testicules taurins divinatoires au prépuce récemment circoncis en guise de porte-bonheur). L’aspect cartoonesque est un leurre pour le réalisateur qui l’utilise comme un voile pudique et joyeux, la vraie blessure se trouve derrière et on ne peut en apercevoir que l’ombre portée.
Celle-ci prend la forme d’une danse au détour d’un plan : trois femmes – les trois « visages » du titre, Behnaz Jafari, l’actrice principale, Marziyeh Rezaei, l’actrice aspirante et l’invisible Shahrzad, actrice adulée antan puis oubliée, mise au ban après la Révolution islamique par une interdiction de travail – se rejoignent et laissent aller leurs corps dont on ne pourra apercevoir que les silhouettes, filmées derrière le rideau d’une fenêtre. Trois générations réunies ou une même femme, à trois âges différents ? Cette scène épiphanique qui advient à la fin du film tient sa beauté de son synthétisme : ici, toutes les dimensions de Trois Visages semblent concourir, de la confusion des régimes fictionnels et réels à la mise en question de la condition féminine, recluse et empêchée. Et à ce moment-là, dans un ultime effacement, le personnage joué par Panahi lui-même dort profondément.