En réalisant, pour la première fois de son histoire, un long-métrage intégralement en images de synthèse, Ghibli aurait-il tiré un trait sur le charme et la « magie » de l’animation traditionnelle ? C’est en tout cas ce que l’on a reproché au dernier-né des studios japonais, Aya et la sorcière de Gorô Miyazaki, lors de sa diffusion outre-Atlantique. Cette opposition entre dessin à la main et animation numérique, remise sur le métier à chaque nouveau film du studio, est pourtant le fruit d’un malentendu et d’une simplification manichéenne des enjeux techniques et esthétiques qui caractérisent, depuis plusieurs années, l’évolution du cinéma d’animation contemporain. Premièrement, ce rejet de l’infographie relève d’un fétichisme pour le trait fait-main assez anachronique lorsque l’on sait que, depuis au moins Pompoko en 1994, Ghibli a régulièrement eu recours au numérique pour parfaire ses classiques. Quand bien même le croquis et le trait manuel tiennent un rôle fondamental, tout ce qui concerne la colorisation, la superposition des couches d’images, le montage et la figuration d’effets relativement complexes, parfois impossible à créer manuellement, s’opère chez Ghibli sur ordinateur. On pense notamment aux transformations des corps contaminés de Princesse Mononoké, mais aussi, dans le même film, aux effets de particules et d’éclairage dynamique dans la forêt enchantée. Autre cas de figure exemplaire de la place non négligeable que peut avoir le numérique chez Ghibli : la forteresse mobile du Château ambulant, élément central du film, a été animée sur un ordinateur et non sur une planche à dessin. Un parti-pris qui a permis à son animateur attitré, Mitsunori Katâma, de lui donner sa remarquable élasticité, au moyen d’un logiciel générant des portions d’images entre les différentes parties du bâtiment lors de sa mise en mouvement. Bref, la « magie » de Ghibli tient parfois à des opérations de calculs informatiques, et on peut s’étonner que la réception des films du studio, pourtant pas les derniers à bénéficier d’une attention particulière dans le champ du cinéma d’animation contemporain, puisse être encore l’affaire de prises de position aussi superficielles.
Deuxièmement, cette opposition récurrente entre animation traditionnelle et animation numérique repose le plus souvent sur des considérations exclusivement culturelles : le dessin à la main est défendu pour sa noblesse artisanale, et l’image de synthèse critiquée pour sa froideur mécanique, quitte parfois à ne même plus regarder ce que mettent en place les films au-delà de la technique employée. En témoigne justement Aya et la sorcière, qui se révèle, à maintes reprises, être un film numérique conçu comme un dessin animé « en 2D ». Par exemple, lorsque deux enfants montent un escalier en colimaçon au début du film, c’est le décor qui, par la mise en boucle du même motif (l’escalier en hélice qui se répète), semble se mettre en mouvement autour de figures immobiles, comme dans un film en animation traditionnelle où les couches inférieures (le plus souvent un paysage) défilent à l’arrière-plan pour simuler un mouvement. On peut en dire autant des corps, particulièrement statiques, dont seules les lèvres sont parfois mobiles, à la manière d’un anime soucieux de diminuer, pour des questions de temps et d’argent, le nombre de traits à tracer. Dans Aya et la sorcière, le recours à la 3D ne concerne ainsi pas, ou seulement à de rares occasions (nous y reviendrons), le travail de la profondeur et l’interaction d’une figure avec son environnement ; soit ce que permet en principe l’image de synthèse où, contrairement à l’animation traditionnelle, les corps et les décors évoluent sur le même plan, occasionnant des mouvements burlesques de rebonds et de collisions (exemplairement dans Toy Story 2). Quoiqu’en disent certaines interprétations alarmistes, nous sommes donc encore loin d’une « pixarisation » des studios Ghibli, Aya et la sorcière ressemblant toujours davantage à Kiki la petite sorcière qu’à En avant.
Le voyage de Gorô
Si Aya et la sorcière reste, malgré le malentendu dont il fait l’objet, globalement décevant, cela tient sans doute moins à son usage un brin déstabilisant du numérique qu’à son manque d’envergure et d’élan romanesque. Le film raconte le quotidien d’une jeune orpheline, tout juste adoptée par un couple de magiciens fort peu aimables : l’autoritaire Bella Yaga, qui vend des sortilèges piteux à des clients peu scrupuleux, et le colérique Mandrake, auteur d’ouvrages de piètre qualité à destination de la jeunesse. La quasi intégralité du film prend place dans l’espace confiné de leur maison et suit le labeur de la jeune fille, rendue esclave par sa mère adoptive. Les enjeux sont minimaux et le cadre de l’action particulièrement étriqué (on ne quittera plus l’habitation après y être entré). Il faut peut-être ici rappeler, à titre de comparaison, que la popularité des films de Miyazaki-père repose autant sur la qualité indéniable de leur animation que sur l’ampleur de leurs récits d’aventure, qui n’ont cessé de développer en profondeur une conception non-dualiste du monde (entre nature et technologie, entre femmes et hommes, entre vivants et morts, etc.), dans le cadre d’épopées riches en découvertes et en bouleversements. Quand bien même ses films semblent au départ s’ancrer dans un cadre aussi minimal qu’Aya et la sorcière (par exemple la maison isolée de Mon Voisin Totoro), c’est pour mieux en sortir et entreprendre un voyage qui changera à jamais le regard des personnages sur leur environnement quotidien (c’est aussi, évidemment, le beau programme du Voyage de Chihiro, métaphore à peine voilée du va-et-vient qui consiste à entrer dans un film avant d’en revenir changé). On pourrait rétorquer que Gorô Miyazaki essaie précisément ici de se démarquer de son père, de se défaire de cet imposant héritage, pour tracer sa propre voie en jouant la carte d’un récit en vase clos. Or, plutôt que de refuser en bloc l’horizon de l’épopée, le cinéaste l’envisage à maintes reprises sans toutefois aller au bout de ses idées, dans la mesure où certaines ouvertures, narratives ou simplement spatiales, sont esquissées avant d’être très vite abandonnées. Aya et la sorcière démarre ainsi par une course-poursuite haletante (la seule scène d’action du film), avant d’évoquer une grande chasse aux sorcières qui se déroulera intégralement hors-champ. Mentionnons aussi la bibliothèque géante que visite très brièvement Aya dans la maison de ses parents adoptifs. La pièce laisse entrevoir l’architecture gigogne et non-euclidienne de la bâtisse, et indique la possibilité d’une ouverture de l’espace à l’intérieur d’un monde de prime abord carcéral. Scène exemplaire des limites d’un film qui semble attiré par l’appel du cinéma d’aventure, mais qui ne cesse de s’y refuser : aussitôt entrée dans la pièce et émerveillée par sa découverte (la caméra suit le regard de la jeune fille en direction d’une voûte immense), Aya est contrainte de quitter les lieux. De cette annexe gigantesque, il n’en sera ensuite plus question.
On peut toutefois retenir de cette série d’occasions manquées une séquence à la fois belle et terrible, peut-être la seule qui, d’une part, exploite la plasticité du numérique, et d’autre part apporte un peu de substance au parcours d’Aya. Il s’agit d’une scène, à la fin du film, où la jeune fille fait passer des vers de terre dans un trou menant jusqu’au bureau de Mandrake. Fou de rage, le sorcier transforme la cloison qui sépare son bureau de la chambre d’Aya en un mur de lave, et surgit sous la forme d’un monstre hideux. Après avoir battu sa femme dans la pièce d’à côté, Mandrake revient vers Aya, contrainte alors de fuir et de traverser une béance magique, dans un entre-monde qui la mène jusqu’au bureau du père violent. C’est après être passée, tel Alice chez Caroll, de l’autre côté, que la jeune fille découvre le passé de ses parents adoptifs, à travers un flashback musical dont les contours, idylliques, tranchent radicalement avec la tonalité du reste de la scène. Ici, le numérique constitue la matière d’un monde magique en transformation, qui perce le réel dans la profondeur, dans un mouvement typiquement miyazakien : c’est après être passé d’un monde à l’autre, grâce à la « magie » de l’animation, qu’un enfant peut regarder ses parents d’un nouvel œil. Enfin, la scène de violence conjugale qui précède cette révélation est d’autant plus frappante qu’elle intervient dans un film jusqu’à présent très léger. Tout le sous-texte d’Aya et la sorcière transparaît au détour de cette séquence aussi courte que marquante : ce père colérique et violent, auteur d’œuvres à destination de la jeunesse, c’est sans doute Hayao Miyazaki lui-même, dont la relation conflictuelle avec son enfant n’est un secret pour personne. Cette première incursion de Ghibli sur le terrain du tout-numérique n’est peut-être pas aussi aberrante qu’elle n’y paraît.