Présenté samedi dernier à la Mostra, le dernier long-métrage de Hayao Miyazaki, géant de l’animation japonaise et figure de proue du Studio Ghibli, risque d’en déconcerter plus d’un. Le maître, à l’âge vénérable de 72 ans, a atteint dans son art un tel niveau d’accomplissement et d’aisance, qu’il semble flotter dans une liberté sans borne et ne plus avoir à se préoccuper du moindre fan-service, mais seulement de ce qui l’intéresse, de ce qui lui fait battre le cœur. À ce titre, The Wind Rises est certainement son film le plus personnel : il s’y adonne à sa passion de l’aviation, à son rêve d’un âge industriel encore possiblement harmonieux, à la célébration de ses idoles, de grands ingénieurs en aéro-nautique. C’est aussi, logiquement, son film le plus adulte – Miyazaki ne regarde plus le monde et ses passions à travers les yeux de l’enfance et leurs transfigurations symboliques –, qui ne ressemble en rien à ses dernières œuvres, disons depuis Le Voyage de Chihiro (2001), où l’animation servait encore à bousculer les contours du monde courant en un déferlement de métamorphoses, de mutations, scrutant toute cette vie secrète qui grouillait dans le sommeil de la matière ou de la non-indifférente nature. Le défi, ici, a pris une toute autre tournure, d’une ambition peut-être jamais égalée.
Le récit s’ouvre à la veille du grand tremblement de terre de 1923 qui ravagea toute la ville de Tokyo, et retrace les grandes étapes de la vie de Jirō Horikoshi, un employé de la firme Mitsubishi célèbre pour l’invention du modèle A6M Zéro, un chef-d’œuvre de souplesse et de légèreté qui inspirera, malheureusement, l’avion des kamikazes. Ce qui surprend, dans un premier temps, c’est l’application, la fidélité et la précision avec lesquelles Miyazaki embrasse le rêve de l’ingénieur, nous plongeant d’abord, et sans chercher à les fuir ou à leur donner du relief, dans des réalités très prosaïques, telles que la vie en entreprise, la spécificité des problèmes techniques qui se posent aux employés ou les visites professionnelles qu’ils font chez leurs homologues (et alliés) allemands pour s’inspirer de leurs avancées. L’érudition et la passion de Miyazaki pour ces sujets sont prégnantes et, grâce à elles, on plonge avec délice dans des questions physiques de fuselage et de poids des appareillages, d’articulations et de mobilité dans l’air : c’est la grandeur terne de l’aventure scientifique, l’excitation aride de la recherche industrielle. Frappe également l’ancrage historique, à la fois présent et légèrement périphérique, qui vient se frotter ponctuellement au rêve de l’ingénieur (sans le gommer, ce qui a déclenché une regrettable polémique sur le pseudo-nationalisme du film) et lui rappeler les grands sinistres de son temps : la crise financière, la pauvreté, le manque de ressources, la militarisation du Japon et son glissement tangible vers la catastrophe.
Au terme d’échecs successifs, Jiro prend des vacances dans une station thermale. Le film prend du souffle et s’envole alors, en son milieu, vers un mélodrame aérien et déchirant : l’ingénieur tombe amoureux d’une jeune femme condamnée, Nahoko, venue soulager un poumon malade. Il lui fabrique des avions en papier et se promène avec elle dans la campagne. Ce passage est diablement important, car il touche au nerf du projet artistique de Miyazaki, à l’essence de son usage de l’animation : saisir dans leur infinie variété les caprices de l’air, leurs caresses et contorsions, les vertiges de l’envol et de la chute libre, enfin tous ces mouvements invisibles qui soulèvent la matière au rythme des cœurs et lui donnent l’ampleur du sentiment. The Wind Rises décline avec une infinie sensibilité toute une typologie de ces mouvements (sorte de collection poétique) : le battement des vêtements au grand air, les chevelures secouées, l’herbe pliant sous les coups d’une bourrasque, la surface de l’eau délicatement plissée sous l’effet d’une brise, une ombrelle qui s’envole et la pluie qui tombe. L’animation n’est pas le seul support capable de représenter ces événements – qu’on pense un peu aux changements climatiques des Sept Samouraïs, par exemple, pour rester au Japon –, mais il est le seul à les faire ressentir comme une métamorphose de la matière, une vie intime des lignes et des couleurs. Ici, Miyazaki ne traverse jamais la frontière de l’imaginaire ou de l’animisme, il fonde sa poétique du mouvement à la surface des choses, et cette simplicité terminale bouleverse, comme s’il avait fallu en passer par une horde de créatures délirantes pour en arriver là, à l’humble bruissement d’un buisson.
La relation de Jiro et Nahoko est à l’avenant de ce réalisme dépouillé, désarmante de lucidité et d’évidence. Nahoko sait qu’elle va mourir, mais elle suit Jiro à Tokyo, alors qu’il reprend ses recherches. Un soir, alors qu’il travaille à cote d’elle alitée et souffrante, lui tenant la main alors qu’il dessine de l’autre, elle lui lance un regard fiévreux et lui glisse, dans le creux de la nuit, un appel enroué par la passion : « Viens… Viens… » Ce sont des mots qui ne s’oublient pas.