D’où vient la fascination suscitée par les films d’Hayao Miyazaki ? Au-delà de la précision et de la richesse de l’animation, la clef de leur mystère réside peut-être dans les voyages fantastiques que les récits déploient, et à l’issue desquels les personnages voient le monde qu’ils ont quitté d’un œil neuf. À ce titre, la trame du matriciel Mon voisin Totoro est exemplaire : c’est le surgissement d’une altérité et l’enchaînement des péripéties qui invitent les protagonistes à réajuster le regard qu’ils posent sur leur foyer (qui s’apparente souvent chez le cinéaste à un cercle familial brisé ou incomplet). Ce qu’il y a de plus beau dans le cinéma de Miyazaki se tient ainsi dans la collision des mondes qu’il façonne, lorsque les univers s’entrechoquent ou au contraire se délient. Dans Le Voyage de Chihiro, le passage du réel vers sa doublure surnaturelle se faisait notamment pas à pas, sans que la jeune fille ne s’en rende compte tout de suite ; à l’inverse, l’onirisme s’estompait à la toute fin par le truchement d’un seul et déchirant raccord. Film coupé en deux (on y reviendra), Le Garçon et le héron ne fait pas exception et acte même un retour vers cet horizon carrollien, dix ans après la sortie du Vent se lève, récit autobiographique et testamentaire qui avait quant à lui pour particularité de privilégier un ancrage plus réaliste.
Déjà-là
La première moitié du film – la plus accomplie – suit l’arrivée de Mahito dans un étrange manoir. Le jeune garçon de onze ans, hanté par la mort de sa mère dans un incendie, déménage avec son père loin de Tokyo alors que la guerre bat son plein. Lorsque sa belle-mère lui fait visiter la propriété, il est accueilli par un héron cendré dont les faits et gestes indiquent la présence d’un monde caché, matérialisé notamment par une mystérieuse tour en ruines, qui attire l’attention du garçon dès son arrivée. Créature miyazakienne par excellence (l’oiseau parle, joue et se moque de Mahito avec une voix criarde et dérangeante), le héron incarne, par sa mobilité, la dynamique au cœur des meilleurs films du cinéaste. En témoigne sa première (et sublime) apparition, qui voit le volatile surgir de la profondeur de champ pour traverser le cadre, jusqu’à mettre à bas la fixité du plan par un panoramique latéral. Ce mouvement figure quelque part le principe de glissement à la racine du cinéma fantastique de Miyazaki : la demeure, d’une quiétude confinant à la pétrification, est reconfigurée de l’intérieur par la manière dont l’animal monstrueux se détache d’un arrière-plan figé. Véritable élément perturbateur (il traverse souvent le champ dans sa diagonale), le héron brise à chaque fois la partition binaire entre les fonds fixes des images et les personnages en mouvement situés à l’avant-plan, et s’impose rapidement comme ce que le film peut offrir de plus beau et stimulant.
Composée d’un nombre inattendu de scènes silencieuses qui retardent autant que possible le début du voyage, cette première partie se révèle par ailleurs d’une certaine finesse dans la manière qu’a Miyazaki de distiller des petites touches d’étrangeté à l’intérieur de l’imposant manoir. Le film entretient avec une grande méticulosité le « déjà-là » fantastique du cinéma d’animation, où la moindre silhouette, créature et architecture peut changer de forme à la faveur d’un simple coup de crayon. En témoignent les contorsions un brin monstrueuses des servantes, ou encore les nombreuses ouvertures (portes, fenêtres, clairières) qui attirent le garçon vers l’inconnu. Centrée sur l’incendie dans lequel Mahito perd sa mère, l’introduction figure aussi d’emblée cette menace en germe d’une bascule du réel vers le rêve (ou le cauchemar). Le trait griffonné de ce prologue (les flammes, les visages déformés des passants, les cendres volant au vent…) ou plus loin la posture animale que Mahito adopte soudainement pour monter des escaliers esquissent un univers d’ores et déjà perturbé et déréglé. Le calme apparent et l’absence d’événements spectaculaires n’en sont que plus troublants : bien qu’apaisé, le monde qui nous est présenté semble sur le point de se fissurer à chaque instant. Dans une scène où Mahito attend que son père rentre du travail, la paix qui règne dans le manoir est de cette façon violemment interrompue par les visions traumatiques de sa mère emportée par les flammes. À l’issue de son cauchemar éveillé, il retourne lentement dans sa chambre en essayant de ne pas être entendu. Il faut alors tendre l’oreille : dans son mixage, le film souligne autant le chaos de l’incendie que les infimes grincements du bois craquant sous les pas feutrés de l’enfant. Le tumulte du songe comme les bruissements du réel, sans être complètement assimilés l’un à l’autre, sont animés et sonorisés avec un même soin quasi fétichiste : chez Miyazaki, le surgissement d’un rêve et une porte que l’on referme nourrissent à part égale la texture d’une réalité bicéphale dont les différentes strates communiquent et entrent en contact.
Au-delà
La première moitié est d’autant plus convaincante qu’elle contraste à plein d’égards avec la suite du récit. Mahito y découvre le monde des morts dans l’espoir de revoir sa mère défunte qui, selon le héron, s’y cacherait, puis de retrouver la trace de sa belle-mère, disparue sans explication. Au fil d’une odyssée vertigineuse où le jeune garçon franchit une série de seuils, de paliers et de portails, Miyazaki livre sa propre version de L’Île des morts d’Arnold Böcklin et emboîte plusieurs univers entre eux. Le cinéaste y déploie un imaginaire foisonnant et hétérogène dans lequel il revisite ses précédents films et rend hommage à ses influences, mélangeant au passage différents styles et techniques d’animation (dont certains éléments animés en 3D : un sol qui engloutit les personnages ou un rocher en lévitation). Les sylvains de Princesse Mononoké reviennent sous la forme des warawaras, des petites créatures blanches capables de gonfler pour s’envoler dans les airs, tandis qu’un segment se consacre à un imaginaire médiéval dont les contours évoquent assez explicitement ceux du Roi et l’oiseau de Paul Grimault, l’un des films favoris de Miyazaki. En croisant le chemin de plusieurs personnages secondaires faisant office de guides dans l’au-delà, Mahito parcourt une multitude de décors et d’espaces à la manière d’Orphée. Si ce voyage à travers les dimensions ne manque certainement pas d’éclats, notamment dans son versant lynchien (un rideau qui se referme, des portes menant vers différentes temporalités, etc.), deux éléments, pourtant fondamentaux de l’esthétique du cinéaste, lui font hélas défaut.
Le premier est le temps généralement accordé aux univers dépeints par Miyazaki. Ici, le bouillonnement de l’imaginaire, couplé à une vitesse inhabituelle dans la façon de passer d’un lieu à un autre (Mahito est toujours en mouvement et ne prend jamais vraiment le temps de s’arrêter pour en apprendre davantage sur ce qui l’entoure), induisent une perte de substance et de densité dans la description de l’univers. Si le cinéaste s’en donne à cœur joie dans la création d’un bestiaire merveilleux (pélicans voraces, fantômes marins, perruches anthropophages, etc.), les personnages et espaces principaux, ainsi que tout ce qui touche à la mythologie du monde des morts, sont à peine ébauchés (parfois au détour d’un dialogue : « Tout ceci n’est qu’une illusion, dans ce monde il n’y a que des morts » dit-on à Mahito) ou dévoilés par l’entremise de brefs plans de coupe (par exemple, sur la cité où vivent les perruches). C’est tout l’inverse de films comme Le Château dans le ciel ou Le Voyage de Chihiro, dont le fourmillement est contrebalancé par une attention accrue portée au fonctionnement et à tous les détails composant un espace régi par un ensemble de lois et de règles.
Le second élément (sans doute le plus important) qui manque au parcours de Mahito est un fil conducteur permettant de lier les différentes strates entre elles, à l’image des blocs géométriques que le créateur de l’inframonde, grand-oncle du garçon, tente de maintenir en équilibre les uns sur les autres. Le Garçon et le héron est dépourvu d’un « château ambulant » comme le film du même nom, l’un des longs-métrages les plus bigarrés de Miyazaki (mais aussi l’un des plus beaux), qui trouvait dans le véhicule claudiquant le vaisseau idéal pour conduire un récit pourtant ouvert aux quatre vents. Si dans la première partie le héron semble jouer ce rôle décisif, il se trouve vite diminué dans ses mouvements après le rétrécissement de son corps et sa transformation en une sorte de gnome farceur, comic relief qui convainc par intermittences, lorsqu’il reprend justement sa forme volatile. En l’absence d’un réel axe structurant, Mahito passe le plus clair de son temps à passer d’une scène à l’autre, plutôt qu’à explorer l’espace ou à expérimenter le champ de ses possibles. Le récit apparaît parfois même un peu trop théâtral dans sa construction dramatique, les décors se succédant scène après scène pour constituer une toile de fond aux contours un brin flous et abstraits, dans une perspective volontiers surréaliste (la liquidité des traits de Miyazaki donne ici forme à des chimères que n’aurait pas reniées Dalí). Hétéroclite, le film s’avère par là aussi touffu qu’inégal, à la fois capable de produire des scènes très inspirées (les retrouvailles avec la belle-mère juste avant que des rideaux se referment) et d’autres beaucoup moins (la révolte des perruches, dans un segment qui rejoue de manière un peu décevante la fin du Château dans le ciel).
Comme son titre l’indique, Le Garçon et le héron est un film scindé en deux, tiraillé de l’intérieur entre le désir de perfectionner un art subtil du dérèglement fantastique (dans le manoir familial) et celui de livrer l’ambitieuse synthèse d’une œuvre monumentale (dans l’au-delà). Dépeignant l’effondrement du monde imaginaire, après que son architecte, avatar à peine voilé de Miyazaki, a tenté en vain de léguer son œuvre au jeune Mahito, la fin du récit synthétise à merveille ce déchirement. La tour avoisinant le manoir finit par s’écrouler comme un château de cartes trop imposant pour tenir debout. Au film de s’achever alors plus sobrement dans le manoir familial, sur une porte qui s’ouvre et la promesse d’un nouveau voyage. Cela tombe bien : si Le Garçon et le héron a les traits et l’envergure d’un ultime film, Miyazaki se serait déjà remis au travail.