Que reste-t-il en 2019 des aventures d’Edgar, le gentleman cambrioleur ? Loin d’être inconnue en France, cette figure du grand bandit social, également populaire sous les pseudonymes de Lupin III ou encore de Vidocq, n’avait pas connu dans l’hexagone les honneurs d’un accès en salle, alors que sortait pourtant en 1979 Le Château de Cagliostro, premier long-métrage pour le cinéma d’Hayao Miyazaki. Quarante plus tard, l’injustice est réparée et le vestige exhumé. Coup d’essai, coup de maître, Le Château de Cagliostro est une trépidante proposition.
Œuvre sous influence, le film est tiré d’une série de mangas à succès, dont Miyazaki a lui-même réalisé quelques épisodes de la version télévisée, racontant les célèbres aventures de Lupin III, avatar moderne de l’Arsène Lupin de Maurice Leblanc. Au personnage iconique de la culture manga, Miyazaki préfère un portrait personnel à la fois inspiré de la tradition littéraire policière et des projections perçues, depuis le pays du Soleil-Levant, d’une Europe fantasmagorique. Sous son pinceau, Lupin III n’est plus un intrépide criminel mais un héros altruiste accomplissant des prouesses pour une noble cause : en remontant la filière d’un réseau de fausse monnaie, Lupin découvre dans la principauté de Cagliostro que son monarque, un comte machiavélique, séquestre Clarisse, la princesse du royaume, afin de l’épouser par cupidité. Miyazaki utilise le prétexte de cette trame archétypale pour raconter une histoire d’ombre et de lumière, par le truchement d’un polar ésotérique au rythme haletant dans lequel le réalisateur prédispose les grands principes de son œuvre future.
Le château et la cartographie lupinienne
« Encore un château abandonné », lance Jigen lorsqu’il découvre les ruines de l’ancienne cour royale du domaine. Si les châteaux abondent dans l’œuvre de Miyazaki, c’est bien la figure de Cagliostro qui introduit cet édifice comme principe fondamental de son cinéma. Le château apparaît tout d’abord en trompe‑l’œil puisque le réalisateur expose, en lieu et place de ce que promet son titre, non pas un château mais un casino. Ce détournement symbolique et fonctionnel du château traditionnel se fait vers un négatif de carton-pâte, un château-symbole du capitalisme, de l’argent-roi et du jeu. Ce premier leurre fait pivoter le récit à cent quatre-vingt degrés, le propulsant sur un rythme échevelé qui réoriente la quête de son héros. Un deuxième temps organise alors l’arrivée des personnages au royaume de Cagliostro, où Miyazaki déjoue une nouvelle fois les attentes puisque Lupin et Jigen découvrent un château abandonné, dont les ruines aux proportions colossales n’ont d’égales que la nature tout aussi imposante avec laquelle elles s’harmonisent. Le montage fait alors dialoguer les plans du château et ceux du paysage en un sublime travail d’épure. Le château de Cagliostro n’apparaît enfin que dans un troisième et subreptice mouvement qui fait glisser les personnages dans cet ultime cadre spatio-temporel.
Cette première partie du film permet à Miyazaki de tracer le cheminement du héros selon le principe de la « carte au trésor », en vigueur dans la littérature policière. Le champ-contrechamp entre le casino et le château de Cagliostro inscrit le déplacement du héros dans un jeu de regards croisés ouvrant sur un espace de déambulations comiques et de bifurcations narratives. Lupin que l’on voit évoluer en dérapage constant au gré de courses-poursuites enivrées, défie la gravité grâce à une fougue qui trouve sa juste tonalité dans la syncope d’un thème jazz étourdissant composé par Yuji Ohno. Concernant cette mobilité, Miyazaki s’inspire librement de l’univers de Maurice Leblanc par l’emploi d’une cartographie qui recoupe le principe même des « énigmes lupiniennes » : le double lieu (le casino et le château de Cagliostro sont sémantiquement des temples de la supercherie et du mensonge, Figure 1 et 3), la figure géométrique (cette première partie développe une figure à trois points : le casino, le château abandonné, le château de Cagliostro, évoquant le triangle voire la pyramide, emblème ésotérique récurent dans le film, Figure 4), les passages virtuels, la distance réelle et visible entre les lieux (par le biais de la première course-poursuite, les héros quittent l’environnement moderne de la ville pour la vie de château d’une petite monarchie, Figure 1 à 3).
La verticalité comme matière de cinéma
Le film organise dans sa topographie une interpénétration des univers : Miyazaki présente un paradis étincelant de lacs et de montagnes par le biais d’un panoramique horizontal qui converse avec l’univers des châteaux sophistiqués occupant verticalement l’espace. Si la figure du château est aussi importante, c’est parce que Miyazaki utilise la structure verticale comme un principe fictionnel. « La lumière rejoindra l’ombre et revivra » indiquent les armoiries du royaume, accompagnant ainsi la trajectoire d’un mouvement d’envol ou de profondeur. Cette organisation qui répond à une stratigraphie des univers s’articule symétriquement, laissant ainsi au spectateur le soin de suivre aisément la superposition des thèmes, des confrontations, des doubles et des contraires : la tourelle et l’horloge, centres névralgiques du château, – puisque l’une renferme la princesse, et l’autre abrite le trésor de Cagliostro – concrétise l’exacerbation du conflit intérieur/extérieur, jour/nuit, le comte/Lupin, soldats/villageois. Le mouvement se fait de la cave au grenier et l’accession en ces lieux a fonction de bouclage fictionnel.
Cette verticalité développe parallèlement une dualité autour de l’axe du bien et du mal exprimant, d’une part, la vaillance et l’importance de croire en ses rêves, puis, d’autre part, l’hybris de certains personnages : le comte de Cagliostro rappelle ainsi Muska, descendant de la lignée royale de Laputa dans Le Château dans le ciel. Tous deux sont des personnages froids, arrogants, cruels et calculateurs qui ne pensent qu’à s’accaparer le pouvoir pour mettre le monde à leurs pieds. Le château devient sous leur domination une tour de Babel évoquant la folie et la démesure, faisant d’eux les rares personnages « négatifs », sans aucune possibilité de rédemption, dans l’univers de Miyazaki.
Rite et sacralité, réversibilité des fonctions.
Le besoin de se fixer du héros Miyazakien fait migrer la bande de Lupin dans l’univers abscons d’une société secrète, inspirée de la franc-maçonnerie. Les châteaux crées par les studios Ghibli portent l’étendard d’une certaine vitalité puisqu’ils possèdent une expressivité autonome (grâce au motif de l’air dans Le Château dans le ciel ou à la gestuelle animale du Château ambulant). Contrairement à ces deux vaisseaux, le château de Cagliostro assume de par son inertie une dimension mortuaire traduisant sa symbiose avec le personnage du comte. Le château est ici réduit à une expressivité univoque, dont la seule fonction qui le rapprocherait du vivant serait l’ingestion autorisée par les multiples greffes mécaniques que sont les trappes, pièges, béances et passages en tout genre, destinés à dissimuler le terrible secret qu’il protège en envoyant dans les cryptes les imprudents visiteurs.
Si chez Miyazaki la quête du héros vise à rétablir l’ordre dans un monde, que celui-ci soit allégorique ou concret, ce processus implique la métamorphose de l’étrangeté primitive d’un lieu en un espace de quotidienneté où le héros peut se ressourcer. L’édifice de Cagliostro rend cette étape impossible car le film le dépeint comme un cadre hostile, entre la prison – empêchant à l’individu de sortir – et la forteresse – interdisant à l’individu d’entrer. L’examen du traitement du château nous permet de tirer un trait entre la représentation funèbre des domaines associés au rite (la peinture négative du comte, les soldats simiesques, l’impuissance expressive du château, la pesanteur de sa matière) et la représentation hiératique d’une nature rattachée à la vitalité (la mobilité, l’expressivité, la légèreté et la poésie). Pour ces raisons, le château de Cagliostro pourrait passer pour un double mortifère de la nature surabondante, organique et expressive de l’univers ultérieur de Miyazaki. En considérant que les données miyazakiennes sont réversibles, on remarque que le matériau littéralement froid, dur et lourd du château entre en résonnance avec le spectre des ruines chatoyantes et empreintes de souveraineté de la masure du royaume. Sa carcasse traduit, dès les premiers instants du film, le déclin futur de la monarchie de Cagliostro comme un retour à l’équilibre entre l’homme et la nature. La scène de découverte de l’ossature du château mêle ainsi le fondu scintillant du ciel, d’un lac et des monts enneigés avec les teintes froides de la paroi des ruines, alors que, simultanément, le montage fait dialoguer les plans du château et ceux de la nature. Récurrent dans l’œuvre du maître de l’animation, le motif des ruines évoque les traces de civilisations disparues et d’anciens équilibres territoriaux, qui forment les subsistances d’une ère mythologique, noble et solennelle, dans notre temps présent. Dans Nausicaä, les carcasses des anciens guerriers des « sept jours de feu » – elles-mêmes issues d’un croisement vicié entre biologique et mécanique – ne sont plus désormais que des reliefs intégrés au paysage redessiné par la forêt toxique. C’est le sort que connaît le château de Cagliostro, ravalé au rang de vestige de la nature, alors que les eaux du barrage inondent son enceinte pour en faire une cité enfouie sous les flots, une Atlantide à la fois pure, rachetée et monumentale.
Ces ruines formulent la promesse d’un retour à l’équilibre sacré entre civilisation et nature, autant qu’elles invoquent le rétablissement du yûgen, c’est-à-dire le mystère de la beauté profonde des choses. Sur les armoiries de ce château qui renferme quelques-unes des sombres vérités de ce monde, miroite le clair-obscur d’une nature apaisée et majestueuse, faisant du Château de Cagliostro un digne avant-propos de l’œuvre des studios Ghibli.