Et ce fut donc Birdman. Contre toute attente, alors que les pronostics désignaient Boyhood grand vainqueur de la cérémonie des Oscars, le film d’Alejandro González Iñárritu a remporté les deux prix les plus convoités de la soirée, ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur. Une victoire étonnante pour ce curieux portrait d’une ancienne gloire d’Hollywood reléguée dans les bas-fonds de Broadway, qui tente par tous les moyens de se refaire une santé artistique et une crédibilité en dehors de l’écrasant personnage de super-héros qui, quelques années plus tôt, aura fait sa renommée autant que sa chute. Ce comédien en quête d’un nouvel élan, c’est bien entendu Michael Keaton qui, le fait aura été suffisamment commenté, se délecte du discours archi-méta dans lequel le plonge le réalisateur : Batman/Birdman, ce monstre qui aura englouti la carrière de l’acteur, vient ici le hanter tout au long du film. Riggan Thomson, le double à l’écran de Michael Keaton, est un pauvre hère rendu complètement schizophrène par le poids de ce personnage qu’il ne pourra tuer qu’en prenant littéralement son envol : amateurs de La Psychanalyse pour les Nuls, bienvenue dans la psyché de la star hollywoodienne revue et corrigée par Iñárritu, ce fin analyste des traumas contemporains et brillant commentateur des travers de notre époque. Hollywood, qui n’aime rien tant que s’auto-flageller et plébiscite régulièrement les cinéastes qui lui vomissent dessus, aura sans doute cru y voir son Sunset Boulevard des années 2010, une Eve à plumes dont l’autopsie révèlerait les secrets de l’ADN de la star américaine contemporaine. Le super-héros est-il soluble dans l’œuvre de Raymond Carver (l’auteur que Riggan tente d’adapter sur les planches) ? Telle est la question.
Le monde est une scène
Si Birdman est la pire œuvre d’une filmographie pourtant riche en navets (on n’oubliera pas – ou plutôt, si, essayons donc d’oublier – les inénarrables 21 Grammes et Babel, pachydermiques portraits choraux qui ne prétendaient rien moins qu’offrir un commentaire sur les principaux dysfonctionnements de nos sociétés mondialisés et désensibilisées), elle surprend par son radicalisme pompier : certes, on retrouve ici le goût du réalisateur pour la profusion de personnages, mais son obsession pour le sentimentalisme et le voyeurisme les plus abjects fait place à un exercice de style bourrin (le film entier est monté en un seul – faux – plan-séquence) dont la prouesse factice tente de placer son auteur sur la carte des grands stylistes de son époque, et qui se double ici d’un grand discours sur cette fameuse « surprenante vertu de l’ignorance » qui donne au film son sous-titre. Qu’est-ce donc que cette « vertu », et en quoi est-elle « surprenante » ? Le scénario de Birdman se délecte de son propre discours entendu sur les vertiges provoqués par le conflit intérieur qui ronge son héros, en appuyant constamment sur les ressorts comiques provoqués par ceux-ci. L’hystérie générale (de la mise en scène, du propos, des comédiens) le souligne en permanence : tout cela est une vaste blague, les petites tragédies personnelles qui frappent ces personnages ne sont qu’un pet de mouche dans la marche du monde, et pourtant… Les interrogations métaphysiques de notre héros, et leurs conséquences sur la vie de son entourage (sa petite amie, sa fille, son ex-femme, son agent, ses partenaires de jeu) ne nous parlent-elles pas à toutes et tous ? Derrière la satire sur l’Art et la Création Artistique (avec des majuscules), Iñárritu ne prétend à rien de moins qu’à l’universalité.
Portrait de l’artiste en petite crotte
Tout cela serait matière à un passionnant programme si le réalisateur ne s’évertuait pas à ridiculiser ses personnages ou à les engloutir dans des poncifs sur les affres du conflit éternel qui oppose l’Art au Commerce (toujours avec des majuscules). De ce gloubi-boulga narratif et thématique ressortent deux terrassants constats. D’abord, la crédibilité artistique ne peut trouver son assouvissement que dans le geste le plus radical qui soit, qui consiste à mêler définitivement le faux et le vrai : la renaissance de l’artiste et son adoubement par la critique (représentée ici, évidemment, sous la forme d’une harpie aigrie qui n’aspire à rien de moins que l’annihilation totale de l’ennemi juré, l’Artiste) ne peuvent donc trouver leur issue que dans la pulsion de mort – théorie doublement validée par le cinéaste qui enfonce le clou à deux reprises, son héros trouvant le triomphe public et critique dans un faux suicide, et la réconciliation familiale dans le vrai, figuré en outre par l’envol du héros (bah oui, c’est de Birdman dont il s’agit après tout, hein). Deuxièmement, Iñárritu le martèle : comédiens névrosés à l’égo démesuré, metteurs en scène sociopathes, producteurs lâches, journalistes stupides, critiques frustrés et accessoirement, entourage familial de ce petit monde détraqué sont autant de symboles d’une humanité qui finira le nez dans le caniveau, qu’on se le dise ! Trop occupé à enfoncer des portes ouvertes (l’idée du plan-séquence qui fait se virevolter ses personnages dans les couloirs et les coulisses de son théâtre vient peut-être de là, d’ailleurs) et à endosser ses habits de grand moraliste, Iñárritu a oublié de faire du cinéma mais aura néanmoins réussi à emballer toute cette profession qu’il méprise tant. Finalement, cet hiver, la grande session de cinéma sado-maso n’a pas lieu dans la chambre cachée de Mr Grey, mais dans les coulisses d’un faux théâtre miteux de Manhattan.