« La culpabilité est ce qui m’intéresse le plus » : cette affirmation de Pedro Almodóvar en interview au Monde hier à l’issue de la projection de Julieta pourrait bien être récupérée par les frères Dardenne au sujet de La Fille inconnue. De leur sujet qui contient tous les éléments du thriller, les habitués de la sélection officielle choisissent de faire une enquête sociale et psychologique plutôt que policière. À Liège, une prostituée guinéenne mineure est retrouvée morte. La police interroge une médecin généraliste débutante chez qui la jeune femme avait sonné sans succès pour trouver secours. Obsédée par l’idée d’avoir, par son manque d’intérêt, causé la mort d’une innocente, Jenny part à la recherche de l’identité de la jeune femme. Les Dardenne restent fidèle au programme qui a bien souvent dirigé leurs films précédent : soit le portrait en action d’une femme obstinée animée par une idée fixe. Dans une assez belle première scène, elle enseigne à son interne comment ausculter un malade. À mesure que le film s’ouvre sur l’écoute de cette respiration, le visage du patient se découvre derrière le dos du cas médical. C’est bien cette trajectoire que va suivre le film sur les pas de son personnage féminin : derrière la victime d’un fait divers, petite silhouette agitée et muette enregistrée par la vidéosurveillance, se cache une identité inconnue, c’est-à-dire une personne, une histoire. Tout comme Marion Cotillard arpentait en petites foulées l’an dernier les rues de la banlieue de Liège à la recherche de la compassion de ses anciens collègues, Adèle Haenel multiplie les visites dans le but de mettre un nom sur le visage de l’adolescente. Les interrogatoires successifs prennent des airs un peu désagréables de best-of récapitulatif de la cinématographie des deux frères qui font défiler Fabrizio Rongione, Olivier Gourmet, Jérémie Renier, etc.
Mais ce n’est qu’un petit agacement bien vite masqué par l’inconscient bien plus problématique de La Fille inconnue. S’il est si malaisé de retrouver l’identité de l’inconnue, c’est qu’au sens propre, personne n’a perçu le moment de son agression. Elle est invisible physiquement parce que la société la rend invisible, mais au lieu de suivre le chemin de la tragédie sociale le film choisit plutôt de masquer le collectif de cet état de fait pour se concentrer sur la condamnation des individus. Ce rapport manipulateur du système général au cas particulier faisait déjà péniblement peser sur les épaules des ouvriers (et non sur celui de l’entreprise, de l’État, de la finance, bref d’une quelconque pensée de la complexité d’un système) le poids du licenciement de leur collègue dépressive dans Deux jours, une nuit. En cherchant l’identité de la disparue pour lui donner la dignité d’une sépulture, Jenny trouve le vrai responsable du meurtre. Chacun a sa petite part de responsabilité dans ce drame, mais la découverte du véritable coupable fera porter la tragédie sur la faiblesse d’un seul homme. La Fille inconnue semble se tirer lui-même une balle dans le pied en enfermant son finale dans le fait divers d’une petite lâcheté individuelle au lieu de s’ouvrir à la fable sur l’injustice sociale à laquelle il semblait initialement promis.