On a vu émerger, au cours des dernières années, un certain cinéma de fiction dont la principale caractéristique est d’exhumer un imaginaire mythologique enfoui. Davantage que l’adaptation de mythes précis, ces démarches cinématographiques menées par des documentaristes (parmi lesquelles on peut citer Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti dans Ningen) jouent en effet, à partir de mises en scènes réalistes — voire quasi documentaires — sur un basculement hors du réel. Le spectateur se voit alors entraîné dans une zone grise où cet imaginaire diffus, incarné autant par le mythe que par le conte, peut refaire surface. Bientôt les jours heureux d’Alessandro Comodin, longue exploration d’une forêt où les contes de l’enfance redeviennent possibles, offre une nouvelle expression de ce cinéma, en même temps qu’il expose clairement la pertinence d’une telle démarche et les modalités particulières via lesquelles elle fait s’entrecroiser le documentaire et la fiction.
Si le loup est là…
Aux origines du film, il y a d’abord les récits entendus par le réalisateur dans son enfance, récits d’hommes ayant échappé à la guerre pour se réfugier dans les bois où ils survécurent des années durant. Partant de ces réminiscences, Comodin tire un film où les traumatismes de l’histoire et les archétypes du conte s’entremêlent. Bientôt les jours heureux se divise en deux parties et deux histoires, qui ont pour seul point commun le lieu où elles se déroulent. La première est celle de Tommaso et Dino, deux jeunes hommes qui s’enfuient (on ne sait de qui, mais le contexte évoque la guerre) et trouvent refuge dans une forêt. La seconde, qui se déroule des années plus tard, est celle d’une jeune fille qui pénètre dans la même forêt alors que celle-ci est infestée de loups. Si la première partie du film nous montre la déambulation des deux fuyards, la seconde constitue le début d’un conte. Un conte qui se matérialise avec la venue d’une jeune française (Ariane, qui cherche cette fois-ci à rentrer dans le labyrinthe) dont les explorations débouchent sur la découverte d’un trou, porte d’entrée vers un autre monde où quelqu’un l’attend.
On le devine, Bientôt les jours heureux se nourrit du mystère propre à la forêt où ses personnages vagabondent et se perdent. Celle-ci incarne une double dimension qui réunit l’échappée, le plaisir de l’évasion, et la présence d’un danger latent planant sur chaque escapade. C’est ce qui apparaît dans le contraste entre les premières scènes du film, sorte d’ode à l’oubli où Tommaso et Arturo profitent d’une nature vierge. À un moment, Tommaso pousse un cri : cri jubilatoire de libération autant que provocation à l’égard de l’étendue silencieuse des arbres. Son camarade le plaque et lui dit de se taire. C’est dans ce mélange de jeu et de tension que le film tout entier se déroule : la tension l’emporte, car les deux amis ont été entendus, comme le montre un épilogue aussi soudain que glaçant.
Les « jours heureux » dont il est question correspondent peut-être (un mystère plane sur le titre) à ces instants passés hors du monde : mais si la forêt apparaît comme un refuge, elle engloutit également les imprudents qui s’y aventurent. De fait, c’est cette idée de l’imaginaire comme un espace béant, attirant et dangereux, que les lieux du film matérialisent : à commencer par la grotte où les deux jeunes hommes pénètrent, et qui se transforme en trou, sorte de tanière toujours plus profonde où Ariane entrera plus tard.
Le mythe et son double
Ces correspondances annoncent un second motif dominant du film, à savoir l’idée du double : le passage d’un récit à l’autre est marqué par des réapparitions soudaines de lieux et de personnages, annonçant un brouillage du temps et de ses frontières. Ce thème devient évident avec le couple formé par Ariane et le loup qui n’est autre que Tommaso, fantôme du passé. Entre le jeune homme et la jeune femme, une proximité inattendue s’instaure, au point que leurs corps maigres, leur blondeur et leurs teints hâlés semblent se confondre. C’est que l’indistinction est l’autre facette de cette quête de disparition qui anime Bientôt les jours heureux. Le film fait l’éloge de la fuite en même temps qu’il manifeste un désir de se perdre, géographiquement et physiquement : c’est ce désir de disparition qui aimante Ariane vers le trou, et c’est lui qui se matérialise dans la belle scène où celle-ci pénètre dans une eau marécageuse où elle s’enfonce, avant que le loup ne surgisse.
La mise en scène de Comodin, cinéaste-cadreur, écarte l’idée de jeu au profit d’une mise en valeur de la corporéité brute, du corps dans des extrêmes du mouvement (la fuite des deux amis, magnifiquement filmés alors qu’ils courent à flanc de colline) et la stase (l’absolue immobilité d’Ariane dans l’eau). La présence physique des corps et des objets est renforcée par la forêt, qui (comme le souligne le réalisateur dans l’entretien de présentation du film) opacifie et empêche la vision. Le film joue sur le dépaysement qui en résulte, et n’hésite pas à filmer dans l’obscurité ou la pénombre, à l’image de ces trous et de ces cavernes où les personnages s’engouffrent jusqu’à ce que seule leur voix demeure.
De fait, on sent la confrontation du cinéaste aux lieux et aux corps qu’il capte, confrontation qui s’accompagne d’une certaine prise de liberté dans la mise en scène. C’est notamment le cas quand le « loup » se retrouve en prison, et partage quelques mots avec un détenu calabrais qui lui offre une cigarette. Abandonnant le fil conducteur d’une histoire, Bientôt les jours heureux joue plutôt sur l’oscillation entre ces deux sensations contraires que sont la stase et la mobilité, le fait d’être contraint à rester dans un lieu, ou au contraire, de trouver une porte de sortie. D’où une démarche quelque peu expérimentale, comme l’illustre la bande-son du film où la musique, très rare, se fait brusquement entendre dans certains passages, par exemple lors des retrouvailles de la jeune fille rythmées par une bande-son « noise ». Si l’on salue cette audace et ces contrastes, on regrette cependant le caractère un peu erratique qui en résulte, et qui court le risque de perdre son spectateur comme il perd ses personnages.