Dans un jardin plongé dans la pénombre (qui ressemble à s’y méprendre à une jungle), Luigi, dit Gigi, semble parler à un arbre. La lumière, très belle, ne trompe personne sur sa source artificielle (la lune est toujours plus lumineuse au cinéma que dans la vie), mais ne permet pas de distinguer tous les contours de ce plan fixe et onirique. Le dialogue demeure d’abord abstrait, prenant pour objet un problème occasionné par la place que prendrait la végétation. On comprend finalement, alors que la scène s’étire de plus en plus, que Gigi discute avec son voisin, qui reste hors-champ, derrière un mur. La situation a beau être on ne peut plus terre-à-terre (plaisir simple des problèmes de voisinage), Alessandro Comodin la pare d’un voile mystérieux et doucement irréel. Le film se tiendra à l’esprit de cette première scène, coulant nonchalamment sa matière documentaire (le portrait de Gigi, policier de campagne et oncle du cinéaste) dans une fiction flegmatique et légèrement décalée.
Gigi passe l’essentiel de ses journées à patrouiller, le sourire aux lèvres. Comme dans un film de Kiarostami, c’est par l’entremise de longues scènes de conduite que Comodin enregistre le monde des Aventures de Gigi la Loi. Le moteur ronronne tandis que le personnage paraît simplement se promener, à l’affût, derrière ses lunettes de soleil, d’anomalies dans le paysage tranquille de la campagne pavillonnaire italienne. La voie de chemin de fer, au centre de la carte mentale que le spectateur a le temps de dessiner abstraitement, concentre tous les dangers de la zone. La police ne semble être là que pour y retrouver des cadavres de suicidés sur les rails, comme c’est le cas au début du film. Le reste du temps, Gigi suit arbitrairement des types peut-être louches, flirte à la radio avec une nouvelle collègue qu’il n’a pas encore rencontrée, s’arrête pour discuter avec des connaissances, etc. Une vie paisible, en somme, pour ce fonctionnaire vieillissant aux yeux rieurs, qui aime son jardin plus que tout. Comodin enregistre son quotidien au gré de scènes constituées presque toujours de moins de trois plans, dans une économie qui s’accommode bien de l’ambiance oisive de ces « aventures ». Rigorisme et délicatesse s’allient ainsi pour un film gracieux mais parfois trop timide, dont on retient surtout les pas de côté. Ainsi d’une série de tableaux, montés sur une chanson de pop italienne, montrant Gigi seul chez lui, au milieu de son jardin et de tous ses animaux, ou d’une scène de rêve, la seule filmée caméra à l’épaule, qui voit encore une fois le policier arpenter son royaume luxuriant, à la poursuite cette fois-ci du pauvre homme qu’il ne cesse de traquer dans le village. La grande retenue et l’humilité du film font sa singularité, dans un refus d’efficacité narrative qui le rapproche d’un certain cinéma d’auteur portugais (de Miguel Gomes à João Nicolau, qui est justement le monteur de Comodin), au risque toutefois de tomber dans l’anecdotique, écueil qu’évitait pourtant le cinéaste dans L’Été de Giacomo, teen movie fonctionnant lui aussi sur une hybridation entre fiction et documentaire, mais sur un mode autrement plus « aventureux ». Il faut attendre la dernière séquence de ce portrait indolent pour que s’étrangle enfin sa mélodie débonnaire, à travers un souvenir douloureux que raconte lentement et précisément Gigi à sa collègue, que l’on découvre enfin. Soudain, l’existence peinarde de ce fonctionnaire particulier accueille, momentanément, un peu de la tristesse du monde.