Cette table ronde s’inscrit dans trois temps :
— la naissance des personnages, procédant parfois d’une rencontre ;
— leur mise en scène et l’évolution de cette relation lors du tournage ;
— la reformulation des personnages, notamment lors de l’étape cruciale du montage.
Elle se situe dans la continuité de celle qui a eu lieu en 2011 et qui partait d’un questionnement assez large autour de la notion du « devenir film » ; le processus de création documentaire aussi bien au stade de l’écriture – prérequis aujourd’hui obligatoire vis-à-vis des financeurs et des commissions – que dans le rapport filmant-filmé envisagé sous un angle éthique. Cette relation nous est apparue fondamentale, réclamant un débat plus ample cette année, à travers donc l’intitulé « Personnage(s)». L’idée n’est pas d’opposer le personnage documentaire à celui de fiction, mais plutôt de questionner cette relation à travers un équilibre souvent précaire au sein d’un ménage à trois : celui qui filme, celui ou ceux qui sont filmés et la caméra. Tandis que le filmeur peut aussi devenir le personnage, comme c’est le cas dans le cadre de journaux filmés – une question concernant tout particulièrement Matthieu Chatellier dans Doux amer. Une distinction tout de même avec la fiction : le comédien de métier fait comme s’il n’était pas filmé. Dans le documentaire, le personnage ne s’arrête pas quand la caméra ne tourne plus ; il y a tout un hors-champ du film qui est la vie, ce qui est globalement moins le cas pour la fiction.
Il nous a semblé particulièrement intéressant de convier Sophie Letourneur, dont la dimension fictionnelle des films n’empêche pas un travail à partir d’une matière documentaire, concernant notamment la parole, l’un des axes essentiels de son cinéma. Si Roc & Canyon (2007) représente son œuvre la plus clairement hybride, Le Marin masqué (2011), son dernier court-métrage a priori absolument anti-naturaliste, n’est pas étranger à la question documentaire, ainsi que La Vie au ranch (2010), Manue Bolonaise (2006) et La Tête dans le vide (2004).
Matthieu Chatellier était présent au Cinéma du Réel 2011 avec deux films : Voir ce que devient l’ombre et Doux amer. Le premier tisse le portrait intime du couple d’artistes Cécile Reims et Fred Deux, et compose avec sensibilité un duo de précieux personnages – rarement réunis dans le même cadre. Doux amer se distingue fortement par la forme du journal filmé, celui d’une maladie qui fait irruption dans l’existence du filmeur et met en jeu – de bien des manières – son corps, y compris à l’image.
Avec L’Été de Giacomo (2011) – qui sortira dans les salles le 4 juillet prochain –, Alessandro Comodin n’a pas réalisé qu’un parcours festivalier remarquable (Locarno, Rotterdam, Viennale, Belfort…) ponctué de plusieurs prix. Partant d’un geste documentaire, son film explore les grands récits à partir de l’évocation de l’été initiatique d’un jeune homme, Giacomo, qui, grâce à une opération, peut entendre pour la première fois. Auparavant, Alessandro Comodin avait réalisé Jagdfieber (2009), film de fin d’étude (à l’INSAS de Bruxelles), qui fut sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.
Claire Simon est lancée dans un ambitieux projet de triptyque autour de la gare du Nord à Paris. Constitué d’une partie documentaire déjà réalisée (Géographie humaine), d’une partie fiction dont le tournage commencera à partir du mois d’avril 2012 avant qu’une pièce de théâtre ne vienne relayer les deux films. La cinéaste nous fait donc l’amitié de mettre à disposition des extraits de Géographie humaine, impressionnante déambulation au sein du lieu-personnage où elle se plonge et plonge un acteur documentaire qui fut le personnage d’une de ses premières réalisations, Mon cher Simon. S’il ne s’agira pas d’éluder l’ensemble de la riche filmographie de Claire Simon – qui pourrait évidemment faire l’objet d’un examen par le prisme du personnage (citons Moi non ou l’argent de Patricia, Les Patients, 800 km de différence, etc.) –, il sera largement question de ce dernier film.
Naissance de(s) personnage(s)
Extraits : Mon cher Simon (1983) suivi de Géographie humaine (2012) de Claire Simon.
Mon cher Simon (ci-dessus) : « Ça t’arrive souvent de ne pas avoir du tout d’argent ? [Claire Simon, derrière la caméra] — Environ tous les jours en ce moment… Presque quoi. Mais là, tu tombes à pic car je voulais t’emprunter 3,80 francs. [Simon] »
Géographie humaine : Simon, devenu acteur documentaire, sur le parvis de la gare du Nord.
Arnaud Hée (AH) : Voici donc deux extraits très denses… On a volontairement montré un passage assez long de Géographie humaine pour en approcher la richesse. On assiste donc à la naissance d’un personnage dans Mon cher Simon en 1983, et sa réapparition dans Géographie humaine près de trente ans plus tard. La caméra apparaît aussi comme personnage, elle est très présente dans les deux films, particulièrement devant la gare du Nord où elle est chahutée par ces jeunes gens. Claire, peux-tu poser les jalons de ce processus qui te conduit à réemployer le personnage d’un de tes premiers films pour en faire un acteur documentaire dans ton dernier en date ?
Claire Simon (CS) : Le recoupement naît vraiment de mon désir de faire quelque chose autour de la gare du Nord. J’y ai passé beaucoup de temps, j’ai commencé par beaucoup écouter en étant accompagnée d’assistants avec qui j’aime travailler. Ce n’était d’abord que du son : une écoute avec crayon et papier dans un premier temps, puis on a débuté les enregistrements, mais pas d’images. À partir de ce matériau, je me suis rendu compte combien il était difficile de raconter ce lieu, d’autant que ma volonté était plus d’écrire une fiction qui en surgisse. La gare du Nord, c’est… énorme (mot accentué), c’est un château, une forteresse, et c’est le monde. Je me suis rendu compte que c’était infini, qu’un film ne suffirait jamais, deux non plus, pas plus que trois… J’ai cheminé vers l’idée de produire trois formes : une pièce de théâtre, une fiction et un documentaire – finalement, il y aura aussi une quatrième.
Tout ça pour dire que ma réflexion de départ n’est pas la forme documentaire, je m’étais dit que je n’y arriverais pas. À partir de la question de la parole, de l’archive, de l’énonciation – redite et retravaillée dans la fiction et au théâtre –, la télévision est entrée en ligne de compte. Pas de faire de la télévision, mais d’emprunter quelque chose d’elle et de la ramener au cinéma : l’animateur, le mec qui présente, et qui nous représente sur place. J’ai donc beaucoup réfléchi à qui pourrait tenir ce rôle, tout en étant un complice, un camarade. Il fallait qu’il soit proche de moi mais aussi très différent ; Simon m’est apparu comme étant la seule bonne idée. À son sujet, j’avais en tête Les Lettres persanes de Montesquieu : il est ici l’étranger, Simon est d’origine algérienne tout en ayant un fort accent du Midi. On était trois ou quatre dans l’équipe, tous d’origines différentes, et je voyais bien que ce que chacun entendait était lié à lui-même, à sa propre histoire. Il était évident que si je me trouvais seule à rencontrer des gens, ça aurait été trop petit par rapport à l’ampleur du lieu, ça n’aurait été que mon portrait à travers la gare du Nord. Et je voulais un portrait plus grand. Puis c’est comme un voyage, c’est mieux à deux…
Pour en revenir à la télévision, même si le dispositif peut y renvoyer, il en est à la fois le postulat et l’exact contraire. Au fil du montage, qui a été long et essentiel, le travail a notamment consisté à ce qu’on connaisse l’histoire de Simon par rapport aux quelques questions qu’on lui pose, ou parce qu’il se sent obligé de dire d’où il vient. Mais comme mon point de départ était de considérer la gare du Nord comme une expression de la démocratie et du monde, l’intéressant était que Simon puisse parler avec n’importe qui, dans une parole qui soit le contraire de l’animateur de télévision. Ce qui m’a aussi convaincue qu’il était la personne qu’il me fallait vient du fait qu’il habite un village du Var où il est quotidiennement dans cette parole, il s’adresse à n’importe qui sur la place publique.
Alice Leroy (AL) : Il est vrai que ces extraits établissent un parallèle évident : dans Mon cher Simon, il est complètement maître de son territoire, alors que dans Géographie humaine, il se retrouve dans un espace labyrinthique, c’est un peu Virgile qui se retrouve dans l’Enfer de Dante. On remarque qu’il est régulièrement mis à mal. Comment as-tu travaillé avec lui ? Est-ce qu’il y avait des directives, une part d’écriture ?
CS : Oui, il y avait de l’écrit, mais tout ça ne sert à rien (rires) ! Il y a deux questions essentielles : est-ce qu’on est intéressé par les autres – en l’occurrence, Simon et moi – et sait-on écouter ? Quand on fait un documentaire, on est forcément du côté de l’écoute ; il est certain que j’avais un avantage sur lui, je considère qu’écouter est mon métier : quand je filme quelqu’un, je l’écoute avant toute chose. Simon était bien plus amateur dans ce domaine.
Mais, je le répète, l’idée était d’être deux, et de faire retomber sur lui ce que je ne voulais pas pour moi, c’est-à-dire être seule. Il était mon ami, présent, et en même tout ce qui sort de sa bouche est vraiment à lui, dans une véritable interaction, sans aucun programme fictionnel à transporter ; c’est pour cette raison que j’utilise le terme « acteur documentaire ». Il est là avec sa vie, sa sensibilité, ses problématiques qui lui sont propres. Et moi aussi, à la différence que je fais un film et pas lui. Le plus difficile pour lui était d’accepter justement le fait d’être un acteur, de ne pas être en charge du film, qui m’appartient.
AL : On peut dire, Alessandro, que l’écho de Simon dans Géographie humaine de Claire Simon, chez toi, ce serait Stefania qui est aussi un guide et qui est arrivée au moment des repérages, avant même que le film se fasse.
Alessandro Comodin (AC) : Oui, tout à fait. J’avais décidé de suivre le processus d’apprentissage du son de Giacomo, puisqu’il était sourd et qu’il avait décidé de faire une opération pour entendre. Avant d’écrire quoi que ce soit, j’avais pensé à la présence de Stefania qui est ma petite sœur et qui connaissait très bien Giacomo, qui est aussi un copain à moi. J’avais pensé à sa présence pour deux raisons. La première c’est qu’elle avait un rapport très beau avec Giacomo tout en étant assez distante, dans la mesure où ils ne se voyaient pas tous les jours. Et en même temps, il y avait une connivence, une affection très forte. Et la deuxième, c’est que j’ai vu en Stefania, de mon point de vue de réalisateur, une complice qui pouvait amener Giacomo vers un film, de façon vraiment pratique. Je pouvais demander à Stefania d’emmener Giacomo dans des endroits qu’il ne connaissait pas, et j’étais là pour enregistrer ses réactions. Donc effectivement, le personnage de Stefania était fondamental. Par la suite, une relation très forte s’est construite entre eux, mais uniquement pour le film. C’était assez étrange : leur relation en dehors du film c’était une chose, et il s’est passé quelque chose d’autre parce qu’on était en train de filmer.
AH : Tu voulais mettre Giacomo dans tes lieux à toi, un garçon très casanier comme tu le disais. Comment as-tu réfléchi à cette notion de lieu, et pourquoi projeter Giacomo dans les lieux qui sont les tiens, ceux de ton enfance ?
AC : Ce n’était pas prévu à l’avance, c’est arrivé petit à petit. Le processus du tournage a duré assez longtemps, environ deux ans. Comme Giacomo était très enfermé en lui même, très casanier, protégé par ses parents, je voulais l’amener dans des espaces nouveaux pour lui. Et je me suis aperçu que dans la liste que j’avais faite des lieux pour tourner, les endroits étaient surtout les miens — je précise que je viens de là-bas moi aussi. Mais ce n’était pas conscient, il n’y avait pas une volonté d’emmener Giacomo dans mes endroits à moi, c’est juste que c’est là que je voulais le voir. C’est au montage, a posteriori, que j’ai compris que le film se passait vraiment là où j’avais vécu.
AL : Ça n’était pas du tout évident au stade de l’écriture ? Tu n’avais pas pensé, au départ, l’emmener dans ces endroits ?
AC : Si si, il y avait une liste de plusieurs endroits. Mais inconsciemment j’ai tourné beaucoup plus… au fleuve par exemple. Et en fait, le film… se passe au fleuve.
AH : On va voir un extrait de L’Été de Giacomo qui éclaircira les propos.
AC : La démarche de revivre à travers Giacomo les premières émotions, les premières découvertes de cet endroit que j’avais vécues quinze ou vingt ans auparavant n’était pas dans le projet. Même s’il y avait une charge autobiographique dans la mesure où je savais que quelque part je m’identifiais à lui, mais pas dans le détail. Je l’ai découvert après, c’était quelque chose d’inconscient qui a ressurgi.
Sur le tournage de L’Été de Giacomo : Julien Courroye (prise de son), Stefania Comodin, Giacomo Zulian et Alessandro Comodin (à la caméra)
AL : La relation entre vous trois, dans laquelle Stefania est un peu ton alter ego, est tellement intime que tout le contexte de sa surdité disparaît presque. Ce n’est pas du tout un film sur la surdité ou le handicap, ou sur quelqu’un qui va subir une opération. Cela m’a surprise la première fois où je l’ai vu. On ne sent pas tout l’enjeu de l’opération à laquelle il se prépare.
AC : Tout à fait, mais ça figurait dans le projet de l’écriture, qui ne sert pas à grand-chose à part chercher de l’argent. L’opération devait être l’aboutissement de ce parcours, ou peut-être le début, je ne savais pas très bien. Mais pour vendre le film à la télé, c’était forcément le début, et le spectateur devait être curieux de savoir si ça marchait ou pas, comment il allait réagir, etc. Moi, je ne l’ai pas dit, mais je voyais l’opération comme l’aboutissement. Je voulais enregistrer et garder pour toujours les derniers moments de Giacomo sourd. Après, même s’il s’est fait opérer, rien n’a changé vraiment, ce n’était pas si net. Je savais que pour moi, c’était le dernier été de Giacomo en tant que sourd.
AH : Matthieu, on va voir tout à l’heure un extrait de Doux amer, qui s’apparente au journal filmé. Par contre, concernant Voir ce que devient l’ombre, il s’agit véritablement d’une rencontre avec Fred Deux et Cécile Reims à partir d’un film de commande. Comment cette dernière est finalement devenue autre chose et qu’est-ce qui t’a fait penser que tu avais matière à des personnages de cinéma ?
Matthieu Chatellier (MC) : Il s’agissait en effet d’une commande du musée d’Issoudun, qui accueille beaucoup d’œuvres de Fred Deux et Cécile Reims, un film rétrospectif et biographique pour accompagner une exposition. Après la première rencontre, je me suis dit qu’il y avait plus, et surtout autre chose : il y a du cinéma, notamment l’histoire d’une rencontre que je n’avais pas vraiment préméditée. Ce qui fait film pour moi se fonde sur quelque chose de personnel : j’ai peu connu mes grands-parents et, en plus, je suis assez travaillé par la thématique de la vieillesse. Et tout à coup, j’entre dans l’intimité de deux octogénaires se trouvant dans un moment particulier de leur vie puisqu’ils sont en train de se questionner sur ce que va devenir leur œuvre – avec une forme de dépossession –, et d’une certaine manière eux-mêmes. Ce qui me brûlait les lèvres était de savoir ce que l’on voit du haut de ses quatre-vingt-cinq ans. Sans cet intérêt de ma part, le film n’aurait pas contenu cette parole d’eux. Et le fait qu’ils soient artistes est presque devenu secondaire, comme un arrière-plan constitutif de leur rapport au monde, de leur qualité de parole. De ce fait, les aspects biographiques ont été plutôt écartés.
AH : Ce qui est frappant dans Voir ce que devient l’ombre, c’est que c’est un huis clos ; c’est le lieu qui unifie le film…
MC : Je m’aperçois que je ne tourne que des huis clos, je tente de sortir, mais j’ai beaucoup de mal… Plus sérieusement, c’est un couple qui mène une vie monacale dans une maison du centre de la France, et ils sont toujours actifs d’un point de vue artistique. Ce que j’ai beaucoup aimé est que l’on sort de ce lieu unique par la force d’évocation de leur parole, de leur traversée du XXe siècle. Cécile Reims est juive, née en Lituanie, Fred Deux a été résistant ; leur jeunesse se situe à un moment crucial de l’histoire et ils portent ça en eux. Leur existence après ces événements poursuit cela d’une certaine manière. J’insiste beaucoup sur le fait qu’il s’agit d’un film de parole, mais qui est aussi paradoxalement axé sur le silence.
AH : Sophie, on voit bien que chacun de tes films est pensé comme un dispositif très différent. Il n’y a pas une seule manière pour toi de faire naître un personnage, mais comment est-ce que tu entends cette notion de personnage et puis cette matière documentaire ?
Sophie Letourneur (SL) : Et bien, c’est vrai que ça dépend un peu du film… Mais quand j’entends Claire [Simon] parler, j’ai l’impression d’adhérer… Ce n’est pas par hasard parce que moi j’ai commencé à faire des films quand j’ai vu Récréations. Je ne faisais pas du tout ça avant – je faisais de la peinture à l’époque. Après, j’ai vu Mon cher Simon, et j’étais complètement à fond. Et donc je pense que mon processus de création finalement, même si je ne le connaissais pas à l’époque, est assez proche du vôtre. En tout cas sur la genèse d’un projet, j’ai l’impression que c’est un peu pareil, c’est écouter les gens, mais ça passe aussi par soi, parce que c’est soi qu’on entend et pas seulement les personnes qu’on filme. Et c’est vrai que pour l’instant j’en suis encore au stade où c’est beaucoup « moi, moi, moi ». Donc il y a aussi le besoin de revivre des choses à travers des personnages qui seraient censés me représenter, donc d’utiliser des personnages pas pour ce qu’il est mais pour ce qu’ils m’apportent, même si c’est une démarche un peu autocentrée.
AH : Et puis il y a quelque chose aussi de la déclinaison de différentes générations entre Manue Bolonaise, Roc & Canyon, La Vie au ranch…
SL : Oui, mais je pense que ça c’est lié vraiment à la jubilation, ou alors c’est une forme de thérapie de la reconstitution… de pouvoir clore des chapitres comme ça. Et je crois que ce n’est pas quelque chose de douloureux, même si c’est chaque fois autour de moments délicats à gérer, des séparations, des passages importants. Mais ce que j’en retire à chaque fois c’est plutôt de la jubilation.
AL : Peut être sur cette question du film comme enregistrement de sa vie, on peut passer à l’extrait du film de Matthieu, Doux amer.
AH : ça s’impose effectivement. Matthieu, peux-tu nous présenter le film en quelques mots pour ceux qui ne l’auraient pas vu l’an dernier ici ?
MC : Alors Doux amer… Quand j’y réfléchis, c’est presque mon premier projet, enfin pas le premier, mais un projet fondamental autour de cette question de comment raconter une histoire personnelle. En fait Doux amer, c’est l’histoire d’un type qui se découvre une maladie qui potentiellement est mortelle, et qu’il faut absolument traiter quotidiennement. Et il se trouve que le type c’est le réalisateur. Ce qui m’intéressait là, après avoir fait deux films, après avoir filmé des étudiants en révolte et puis des octogénaires, c’est peut-être d’aller plus loin dans le huis clos, c’est-à-dire dans le huis clos d’un corps, et de travailler sur un film à la première personne mais qui embarque le spectateur dans un récit. Ça reste du cinéma et on emmène les gens dans un univers. L’extrait qu’on va voir est un peu particulier parce que c’est presque la seule fois où j’apparais après une heure de film.
Extrait : Doux amer (2010) de Matthieu Chatellier.
« Épreuves » de représentation
AH : Alors effectivement dans Doux amer, tu inventes aussi beaucoup de manières de présence avec les très belles scènes nocturnes d’animation, etc. Mais comment s’opère le moment où, au lieu d’écrire le réel à travers les autres, on prend la décision de dire « Je suis un personnage de cinéma pour ce film » ?
MC : Eh bien déjà, ce que j’aime beaucoup dans ce film-là, c’est que le filmeur est un personnage. On peut passer une heure et demie en caméra subjective, avec une voix de réalisateur qu’on entend derrière la caméra, sans que ça soit gênant et au contraire… on peut dire que le début du film est un peu comme ça, c’est-à-dire en disant « Je suis filmeur et j’existe à travers les questions que les gens adressent à la caméra. » C’est un plaisir immédiat, puisque c’est vrai qu’en cinéma on doit, avant de tourner, écrire beaucoup de dossiers, et le geste de filmer est souvent retardé. Quand on est filmeur comme ici, on retrouve au contraire une spontanéité. C’est un peu comme un peintre qui dirait « tiens, je vais mettre du rouge ici ». Alors que nous cinéastes, on doit toujours dire pourquoi on veut faire ce film, comment, etc. Donc voilà, j’ai mis du temps à trouver comment raconter cette histoire parce qu’elle m’arrive mais chaque fois que j’apparaissais à l’écran, ce n’était pas bien. Finalement le témoignage que je pouvais délivrer était mieux porté par une voix off.
Et puis il y a un moment où la maladie qui me touche devient visible, et là, finalement le personnage de cinéma, il commence à exister quand son corps a été mis à mal. Et ça correspond aussi à un moment où je ne peux plus tenir la caméra. Et, quand je revois ce moment, je me rends compte que je suis aussi dans une relation. C’est-à-dire que je ne suis pas là face caméra, mais que je montre [ma cicatrice] à la demande de ma fille en me disant – avec toutes les précautions que j’ai en tant que papa ! – « je préfère qu’elle la voie comme ça frontalement, plutôt qu’au détour d’une porte, ou dans la salle de bain où finalement elle pourrait imaginer des choses. Voilà, donc pour moi c’était nécessaire d’être un peu frontal et en même temps, de lui demander de faire un dessin, comme moi je fais un film. Parce que c’est une façon de lui donner un outil pour exprimer des choses et en même temps c’est assez drôle. Et c’est aussi une façon de me rassurer en disant : « qu’est-ce qu’elle voit en fait ? Qu’est-ce qui va sortir de ce dessin ? » Enfin voilà, il y a un aller-retour comme ça qui me plaît bien dans cette scène. Et on sent aussi je trouve, dans ce corps qui est un peu raide, une certaine douleur, et pour moi ça vaut le coup que je sois précisément à ce moment devant la caméra.
AH : Et évidemment ça pose la question – Sophie l’a d’ailleurs dit tout à l’heure – que l’on soit présent dans le cadre ou pas, on s’écrit aussi à travers les autres. Par exemple, Claire avec la voix. C’est ta présence dans tes films, alors comment est-ce que tu travailles cette voix, comment est-elle née cette voix de cinéma ?
CS : Et bien en fait, je n’y pense pas vraiment. Disons que c’est mon implication pendant que je tourne. J’ai beaucoup de mal à faire la voix off, j’ai fait des films de fiction avec de la voix off – des courts métrages – pour lesquels j’ai pris des gens. Mais pour moi, parler dans le film, ça fait partie d’« écouter ». Enfin on peut dire que c’est de la mise en scène dans la mesure où j’essaie de montrer à l’autre ce que j’entends, où va le film, etc. Et dans Mon cher Simon, c’était la deuxième fois que je parlais, j’avais fait un autre film avec Patricia [Moi non, ou l’argent de Patricia]. Au début, j’avais une idée de la voix du metteur en scène comme étant très dictatoriale, mais ça a évolué au fil du temps. Par exemple dans Coûte que coûte, je pose des questions qui concernent le scénario uniquement. C’est pour pousser les gens à jouer, uniquement. Il y a eu des films où j’avais fortement conscience que j’étais un personnage au point de l’exagérer un tout petit peu : par exemple, j’ai fait un film avec ma fille [Huit cents kilomètres de différence], et j’ai décidé que je ne montrerais qu’un angle de moi-même. Ou bien, dans un court-métrage que j’ai fait qui s’appelle Histoire de Marie, où j’ai joué au flic-journaliste… Mais de toute façon ce sont de toutes petites couleurs sur la voix. La question, c’est juste que l’autre me parle et sache qu’on fait un film, c’est-à-dire qu’il écrive, écrive pour l’éternité. C’est ça qui se passe. Les gens qu’en tout cas moi je rencontre dans la gare du Nord, ils viennent me voir et me parler avant de prendre le train, mais ils savent très bien ça : ils écrivent au moment où ils parlent.
AH : Et Sophie, toi, tu apparais ou disparais dans tes films. Tu as dit que tes personnages étaient un peu une extension de toi, et on sent évidemment des questions de ressemblance et d’âge. Mais il y a aussi des films comme Le Marin masqué où La Tête dans le vide, alors qu’est-ce qui dans ces films-là te fait dire « Je suis cinéaste et personnage » ?
SL : En fait j’ai joué dans Le Marin masqué, mais ce n’est pas moi le personnage principal du Marin masqué, c’est Laetitia Goffi qui est ma première assistante, et ça faisait longtemps que j’avais envie de la faire tourner. Et on a vécu quelque chose dans la vie qui ressemblait vraiment à une fiction donc je me suis dit qu’on allait en faire un film. Au départ, je voulais que mon rôle soit interprété par ma meilleure amie qui s’appelle Guillemette. Mais comme Laetitia a dit qu’elle voulait que ce soit moi, et qu’elles se ressemblent trop, toutes les deux, c’est moi qui joue dedans. Mais ça ne venait pas d’une envie. D’ailleurs c’est vraiment dur de monter un film dans lequel je suis, d’entendre ma voix tout le temps… C’est pas facile.
AH : Alessandro, tu as déjà parlé de ce lien avec Giacomo, de cette reconnaissance qu’il y a entre lui et toi.
AC : J’ai décidé de le suivre parce qu’il avait pris cette décision de se faire opérer. Avec le temps, je me suis identifié parce que on a tourné dans la région du Frioul d’où je viens. J’ai toujours voulu partir de là-bas parce qu’à l’adolescence je me suis beaucoup ennuyé et que je me sentais un peu seul. C’est vrai que je me suis identifié à Giacomo qui était complètement isolé du monde parce que handicapé, parce que ses parents le protégeaient, parce que tout le monde se moquait de lui. Je me sentais un peu comme lui. Je pense que je l’avais écrit, même, à un moment.
Maintenant, le film ne parle plus de ça, mais le langage est très important. J’avais l’impression de ne pas parler le même langage que les autres, chose que Giacomo vit, « sur sa peau », puisqu’il est sourd, et qu’il ne parle pas comme les autres. J’avais beaucoup filmé l’orthophonie, l’éducation aux sons qu’il fait après l’opération pour comprendre ce qu’est un son, un mot, comment distinguer un mot d’un bruit. C’était très intéressant, parce que ça touchait exactement là où, pour moi, il y avait du sens dans le film. Après, c’était plus du tout ça parce que les sensations étaient beaucoup plus importantes que les mots ; le langage a beaucoup joué dans la naissance du film et dans l’identification avec Giacomo.
AL : Tu es très silencieux pendant le film, on ne t’entend pas du tout. Est-ce que c’était le cas aussi pendant le tournage ?
AC : Pendant que je tournais, je ne parlais pas du tout. Je suis très attentif à ce que je fais avec la caméra, et je n’arrive pas à parler, à intervenir pendant que je tourne. Je suis présent parce que la caméra bouge, je m’approche, je marche vers eux, je m’éloigne… Il y a une scène de danse dans une fête de village, et dans le premier plan, le seul de tout le film où Giacomo et Stefania ne sont pas présents, je danse avec les gens, tout seul. Je pense qu’au fur et à mesure que le film avance, on sent de plus en plus que je suis là. Il y a aussi quelques regards caméra, parfois, que j’ai gardés au montage, justement pour souligner ma présence. Et aussi pour dire que finalement, ça peut ressembler à une fiction, mais ça ne l’est pas complètement. Pour moi, c’était important.
AL : Oui, il y a aussi l’idée que la caméra est ce troisième acteur documentaire, qui vient requalifier la relation entre un filmeur et une personne qui se rencontrent. On se demandait d’ailleurs comment est-ce qu’elle reconstruit cette relation : est-ce qu’elle peut être parfois une contrainte ? Comment est-ce qu’elle travaille cette relation ?
AH : On peut peut-être lancer les extraits qui nous permettront d’aborder le deuxième temps : la mise en scène des personnages.
Extraits : Roc & Canyon (2007) de Sophie Letourneur suivi de L’Été de Giacomo (2011) d’Alessandro Comodin.
Roc & Canyon : parade amoureuse aux abords et dans la piscine
L’Été de Giacomo , le « couple » arrive au bord du fleuve après la longue marche dans la forêt
Mise en scène des personnages
AH : Donc on passe à notre deuxième axe, après « naissance des personnages », « mise en scène des personnages », en questionnant le tournage lui-même. Quand on a réfléchi aux extraits, ça nous a semblé intéressant de confronter Roc & Canyon et L’Été de Giacomo. Il y a sans doute un lien du fait de l’âge des personnages, mais pas seulement : quand on met ces deux extraits bout à bout, il y a vraiment une indécision sur le statut documentaire ou fictionnel, enfin c’est un sentiment d’hybridation qui se dégage. Et puis les films posent aussi la question de la rencontre entre la mise en scène du cinéaste et des personnages se mettant eux-mêmes en scène – une donnée d’autant plus exacerbée ici qu’il s’agit ici d’adolescents.
SL : Oui, c’était ça qui me plaisait dans le projet. J’avais fait Manue Bolonaise, un film avec des enfants de onze ans, et j’étais frustrée de les quitter après la journée de tournage. J’avais en plus trouvé qu’il y avait trop de monde dans l’équipe. Je m’étais dit que je préférais une toute petite équipe et avoir les personnages tout le temps sous la main. Une colonie de vacances, c’était parfait. J’ai rencontré beaucoup d’organismes, des moniteurs, pour leur faire raconter, savoir comment ça se passait. Tout ce qui se recoupait entre les récits, je l’ai mis dans le scénario en pensant que ça arriverait forcément. Et si je leur demandais que ça arrive, ça ne les gênerait pas. Ça me permettait d’anticiper au maximum le mélange de fiction et de réalité.
Avant de partir j’avais donc un scénario, des situations avec des intrigues amoureuses : la brune qui est amoureuse d’un beau gosse avec qui sa copine blonde va sortir en cachette, etc. C’est d’ailleurs ce qui se noue un peu dans la scène de la piscine que nous avons vue. Le matin du départ, à la gare, je ne savais pas qui il y avait dans cette colonie et je me demandais qui allait être la brune, le petit copain, la blonde… En fait je les ai repérés tout de suite parce qu’à cet âge-là ils sont tout de suite dans le cliché, dans leur rôle. Ce qui est drôle, c’est que je leur demandais de jouer pour le film ce qui se serait de toute façon plus ou moins passé, si bien qu’ils se servaient de la fiction pour laisser libre cours à leurs envies. Ou, au contraire, quand j’ai demandé à Gabriel, le beau gosse, quelle fille il préférait, il répondait « aucune des deux », et que s’il sortait avec l’une d’entre elles ce ne serait pas bien pour le film. Ils se servaient donc en permanence du film pour faire en dehors ce dont ils avaient envie. C’était ce qui était excitant dans le projet. Au jour le jour, en prétextant de faire avancer le film, j’étais un peu devenue leur confidente et sous prétexte de problème de jeu avec un tel, ils se confiaient à moi. Cela me permettait d’adapter le scénario à ce qu’ils m’avaient dit. J’anticipais ce dont ils avaient envie consciemment ou pas. Ce qu’ils vivent dans le jeu, même si je leur ai demandé de le faire, ce sont des choses qu’ils ressentent.
Roc & Canyon : Marion, personnage « choisi » par la caméra de Sophie Letourneur
AH : En tant que spectateur on vit la scène d’ouverture de Roc & Canyon comme une sorte de recherche et d’identification des personnages potentiels, mais c’est donc vraiment ce que tu vivais à ce moment-là.
SL : Oui, on était arrivés à huit heures du matin, en même temps que la colo, qui s’appelle d’ailleurs Roc & Canyon. Et j’ai tout de suite vu Marion, la brune qui avait un très large décolleté, une balafre sur le visage. Elle est magnifique !
AL : Sophie, par rapport à Claire, Matthieu et Alessandro, ton travail porte sur des groupes. Ici, des personnes qui se rencontraient en plus au début du tournage, contrairement à La Vie au ranch. Comment ça s’est passé concrètement ?
SL : Le film fait partie de l’histoire de ce groupe. C’est ensuite une histoire de mise en scène. Il faut gérer ce qui se passe entre eux hors du tournage parce que sinon ça se ressent dans le jeu et les prises du fait qu’ils ne sont pas des comédiens professionnels. Orchestrer tout ça, c’est ce que j’aime. Être fusionnelle avec eux m’intéressait aussi. Je fais partie du groupe, c’est peut-être ça qui me plait en fait ! (rires) J’avais envie qu’ils m’adorent, d’être acceptée par le groupe. Avec eux, je travaille tout en douceur d’ailleurs.
AH : Alessandro, cette question du personnage qui se met en scène est au cœur du dispositif de L’Été de Giacomo.
AC : Ça c’est passé comme dans le film de Sophie. Une fois les lieux identifiés, je savais ce qui allait se passer. Un mec et une fille à cet âge-là sur une plage, c’était sûr qu’il y allait avoir des choses à filmer. Par contre, je ne suis pas du tout intervenu sur ce qu’ils devaient faire. Il fallait marcher une heure pour arriver à la plage. L’équipe, tout comme Giacomo et Stefania, avait hâte d’arriver. Giacomo devient fou parce qu’il est content d’être arrivé et invente cette scène. C’est un coup de chance parce qu’on ne faisait pas plusieurs prises. Tout était parfait pour la scène : eux qui s’éloignent, le plan large… mais rien n’était prévu. C’était ma façon de travailler. Rien n’était prévu mais on était tout le temps en train de chercher quelque chose sans savoir quoi précisément. On cherchait à saisir quelque chose de l’ordre de l’adolescence. Il fallait de l’entêtement.
AL : Ce qui est intéressant dans cette scène, c’est le côté nouveau monde, virginal. C’est un peu Adam et Ève. Tout au long du film, on sent une relation très intime entre toi – le filmeur – Giacomo et Stefania. Puis, dans les dernières scènes, un peu comme un cheveu sur la soupe, Giacomo tombe amoureux d’une autre fille, Barbara, et on sent que la caméra n’est plus tout à fait à la même place …
AC : C’est très simple, Giacomo est tombé amoureux d’une fille sourde, deux semaines avant le tournage. Je ne pouvais pas filmer leur relation parce que je ne la connaissais pas et elle ne me connaissait pas. Je me suis donc mis à distance, tout simplement. L’arrivée de Barbara a bouleversé tous les rapports. Mon rapport à Giacomo et nos rapports à la caméra. Je me suis donc mis loin, en longue focale, et les mouvements sont doux. Si ça arrive comme un cheveu sur la soupe, c’est qu’après le paradis perdu on redescend sur terre. Donc oui, ça fait bizarre, mais ça donne aussi je crois l’impression au spectateur que tout ce qu’on a vu auparavant est comme un souvenir, que c’est du passé. Tout en travaillant dans un dispositif documentaire, on peut créer une histoire, du temps, donner l’impression que peut-être une année s’est écoulée entre les deux histoires ou encore que Giacomo s’est fait opérer entre-temps. C’est juste induit par des relations différentes à la caméra et aux personnages.
AL : La scène arrive effectivement comme quelque chose qui clôt une expérience du personnage. On est dans quelque chose d’autre à ce moment-là.
AC : C’est pour ça aussi que c’est assez court. Il n’y a plus de film possible. C’était une vraie histoire d’amour. Giacomo avait fait l’amour pour la première fois de sa vie. Ils étaient très amoureux, s’embrassaient tout le temps. Je n’étais pas convié dans cette histoire. Il fallait que je reste loin, que j’aie juste quelques plans pour dire que cette fille était présente et qu’elle était importante pour Giacomo. Mais il n’y avait plus de film à faire. Le moteur du film, c’était le désir de Giacomo pour Stefania ou de Stefania pour Giacomo. Quand l’amour est là, c’est chiant !
AL : Matthieu, tu filmes aussi un couple. Pas des adolescents mais des octogénaires. C’est d’autant plus difficile qu’ils sont artistes. Leur maison est leur atelier et leur territoire. Comment as-tu trouvé ta place dans ce lieu et à côté de ces deux très fortes personnalités ?
MC : Cécile Reims et Fred Deux vivent dans un univers assez reclus. Il n’y pas de télé, juste la radio. Eux voulaient un film juste avec leurs œuvres en banc-titre et la musique de Bach. Je leur ai dit que ce serait sans doute un peu différent. Comme tout le temps, il y a eu un travail d’approche. L’équipe était réduite au maximum. Il y avait un preneur de son et moi qui filmait. J’ai très vite su que ce qui devait être leur portrait allait en fait interroger cette vieillesse. La commande a vite été écartée. La caméra me permettait d’entrer, de rester avec eux. Une fois le film fini, quand je suis retourné les voir, sans caméra, on prenait le café et j’étais très gêné. Je n’avais envie que d’une chose, c’était de passer une heure ou deux à regarder quelqu’un dessiner ce que je ne pouvais pas faire sans caméra. Avec la caméra, je pouvais venir, rester longtemps et saisir cette parole qui surgissait et que je ne sollicitais pas forcément. C’est un couple mais chacun leur création et presque un étage de la maison. Ils sont vraiment seuls au moment où ils créent. Pour le matériel de promotion du film, je cherchais une image du film où ils seraient deux. Et en fait il n’y en avait pas ou quasiment pas.
Extrait : Voir ce que devient l’ombre (2010) de Matthieu Chatellier.
Fred Deux dessine, parle et se souvient
AL : Malheureusement, on ne pouvait pas diffuser cette séquence en entier, car elle dure environ dix minutes. C’est dommage, car c’est très émouvant de voir Fred Deux raconter cette histoire, sur son enfance et sa rencontre avec Chicheportiche, cet ami qui lui a appris à dessiner.
MC : Cette séquence se situe dans le premier tiers du film, et je crois que c’est la première fois où l’on voit Fred dessiner. On y perçoit bien comment s’installe progressivement l’atmosphère d’une séquence : Fred dessine, il commence à parler de son dessin, et étant donné qu’il doit sûrement penser que c’est ce genre d’histoire qui m’intéresse – malgré le fait que je n’intervienne pas – il me parle de Chicheportiche. La séquence dure à peu près huit minutes, et quelque chose de l’ordre du récit, d’une parole qui s’installe, prend tranquillement de l’ampleur. Ça commence de manière un peu flottante, comme dans une rencontre, où l’on ne se dit pas forcément les choses essentielles dès le début, et progressivement le personnage de Chicheportiche se met à exister. À la fin de ces 8 minutes, Fred Deux nous parle de cette rafle, il rencontre des gendarmes qui lui demandent s’il est juif – s’il n’est pas juif, on lui dit de dégager – et un peu plus tard il aperçoit Chicheportiche dans un bus de déportés… C’est la dernière fois qu’il le voit. Ces huit minutes sont donc nécessaires, du début presque anodin de cette conversation jusqu’à cet ailleurs que représente le souvenir. Je dirais qu’il faut accepter de s’ennuyer un petit peu. Au montage, on s’est demandé s’il ne fallait pas raccourcir la durée du plan, et finalement nous avons décidé qu’il était nécessaire de prendre le temps de faire naître ce personnage. C’est donc une séquence assez caractéristique de la façon dont le film se construit.
AL : Il fait ses dessins de façon très minutieuse, et soudain la parole surgit.
MC : Oui, et puis Fred Deux est véritablement un conteur. Ses dessins fourmillent de cellules, de petits carrés. À ce moment du film, nous sommes vraiment au début de la création de l’œuvre, et on a comme l’impression qu’il passe en revue des souvenirs, qu’il les revit. Il raconte cette histoire avec des dialogues, il est projeté dans ce moment passé. Mon rôle, c’est d’être là pour écouter, et regarder se produire ce phénomène de réminiscence. Fred Deux, c’est une présence, c’est un sacré personnage de cinéma.
AH : Le dispositif de Géographie humaine est assez contraignant pour le personnage de Simon. Comment s’est développée votre relation au sein de ce dispositif ? Comment lui as-tu présenté la façon dont tu allais le mettre en scène dans ton film ?
CS : Je lui ai proposé de faire ce voyage à deux, comme je l’ai dit. Un voyage immobile. J’ai passé mon temps à lui dire cela tous les jours. Mais est-ce véritablement intéressant de se poser cette question ? Je veux dire par là qu’à la fin, il y a une expérience qui est vécue, filmée, et qui est montée d’une certaine manière. En chemin, cette expérience rencontre des obstacles. Lorsque Alessandro parle de son film, Giacomo, son personnage, est le sujet du film. Et Stefania devient aussi, quelque part, le sujet du film. Le sujet de mon film, c’est la relation d’une multitude de « soi » avec le monde. Le soi de Simon, le mien, et celui des gens que je rencontre. Donc il y avait d’une part cette expérience, et aussi le sentiment de quelque chose de douloureux, car la gare du Nord est un lieu douloureux. Paradoxalement, il faut y rester très longtemps pour réussir à comprendre que ce n’est pas si douloureux. C’est un lieu très rétif. Je pense que le montage, tel qu’il est – et il n’est pas encore totalement terminé – correspond à l’idée que je me faisais du film au tout début. C’est-à-dire, emmener mon ami, qui vit dans un petit village du Var, dont les parents sont des immigrés, qui est un des sept enfants de ces gens-là, et qui pense que toute sa vie est déterminée par la « politique mondiale », dans un endroit où quelque chose de cette politique se sent et s’incarne concrètement. Un lieu où l’on voit des gens qui font aujourd’hui le trajet qu’ont pu faire à une certaine époque leurs parents, qu’ils soient français, congolais, etc… C’est ce que je voulais lui montrer. Je voulais qu’il puisse parler à partir de ce lieu.
AL : Ce n’est pourtant pas du tout un film sociologique. Tous les personnages échappent à cette espèce de typification sociale que l’on pourrait attendre d’eux. La Dame Pipi, que l’on verra dans un extrait tout à l’heure, est presque un personnage mythologique, mythique. Je pense également à l’échange entre Simon et les touristes belges, qui vire presque au burlesque. Chaque rencontre occasionne un dépassement de ce que l’on aurait pu attendre, et le film n’établit finalement pas du tout une géographie sociale de ce lieu, mais tend plutôt vers la complexité, vers « l’invention » de personnages.
CS : Oui, c’est une géographie humaine (rires). Tout à l’heure vous parliez de Dante, et à un moment donné, je voulais appeler ce film « La Porte de l’Enfer », au sens mythologique du terme. Non pas que l’on se dirige vers l’Enfer au sens catholique du terme, mais la gare du Nord est composée de six gares différentes…
AL : Comme des cercles concentriques…
CS : Oui, c’est un endroit de passage, de séparation, qui est complètement abstrait par rapport à la condition humaine. Ce qui est social est naturellement présent, mais disons que la question mythologique, pour chacun, pour tous les gens qui passent dans la gare, est très forte. J’ai pensé à Dante du début à la fin. Que font les gens qui sortent de la gare lorsqu’elle ferme ?
AL : Ce sont les âmes errantes.
CS : Oui, et elles attendent la réouverture de la gare à 4 heures 20. On est donc plongé dans un monde à la fois très concret et abstrait. En ce qui concerne la question du typage social, c’est une problématique infinie, car j’y travaille tous les jours, et j’y fais chaque fois des rencontres différentes. Les gens me parlent, puis ils montent dans le train, et je dois avouer que pour certains d’entre eux, je n’ai aucun moyen de les contacter pour leur dire que le film est fini. Je les ai perdus. Il y a donc quelque chose de l’ordre de la condition humaine dans cet état de fébrilité. J’avais l’impression que les gens parlaient pour « écrire » avant de partir, ou de partir définitivement. On peut se demander si finalement ce n’est pas la condition intrinsèque du cinéma que d’enregistrer cette parole avant la disparition. Et je pense que c’est quelque chose que l’Autre sent absolument.
AL : Ce qui se dégage peut-être de tous nos échanges, c’est que le personnage documentaire existe réellement, pas seulement pendant le film, mais aussi en dehors et après. Même si le personnage disparaît du film et prend le train, il reste sa parole et ces images.
CS : Il est entré dans un film afin de signer son passage sur Terre, d’une certaine manière (rires). Pour établir un rapport avec Simon, je lui avais proposé d’être un voyageur immobile dans le film. C’est donc un autre statut, il ne disparaît pas tout de suite, mais seulement à la fin du film. Et c’est là où cela devient difficile pour lui car, lorsque l’on n’est pas metteur en scène, on n’a pas la certitude qu’on écrit, qu’on inscrit quelque chose.
AH : Votre rapport était aussi d’une certaine manière très clair, puisque Simon était sur le film un « acteur documentaire », rémunéré pour ce rôle.
CS : Oui, c’était un travail.
AH : Tout à fait. Et je voulais savoir pour vous, Alessandro, Matthieu et Sophie, comment était ritualisé le tournage ? Quelle est la séparation entre le film et le « non-film » ? On peut par exemple se poser la question pour Roc et Canyon. Est-ce que tu filmais tout le temps ?
SL : Non, on a tourné Roc et Canyon en 16 mm, ce qui limite les possibilités. Et je n’aime pas tourner beaucoup. Il y a de l’improvisation dans le film, mais aucune scène volée. C’était une vraie colonie de vacances, et le deal, c’était de tourner deux heures par jour. On préparait tout pour être prêt et ne jamais tourner en dehors de ces deux heures. Il ne fallait pas les épuiser, d’autant qu’ils étaient dégoutés d’aller tourner, parce qu’ils rataient des trucs dans la colo. Quand on filmait les activités de la colo, du type paintball ou les soirées, on n’avait pas le droit d’être tout le temps là. C’était super parce que ça nous donnait un décor, et en même temps des contraintes. Et eux, quand ils jouaient, ils se sentaient vraiment acteurs. Et en fait, ça les arrangeait.
J’aimais beaucoup mes personnages, ils me touchaient profondément. Il y avait un lien entre eux et moi qui n’était pas du tout le même qu’avec les « monos ». Je vivais dans le camping, dans un mobile-home, et ils passaient me voir, il y avait quelque chose de très fort entre nous. Et si je m’étais mise à les filmer à la volée, je ne sais pas, quand ils allaient prendre leur douche, pour prendre l’exemple le plus impudique, une forme de méfiance se serait installée, je pense.
J’avais un scénario très précis. Je pense que c’est aussi pour ça que je fais de la fiction. Quand j’étais aux Arts Déco, j’ai fait un peu de documentaire, mais en fait le possible, tout ce qui peut arriver, tout ce qu’on peut filmer, m’angoissait énormément. J’ai l’impression que même quand c’est écrit et qu’on a un cadre très précis, il peut se passer plein de choses, surtout quand on est attentif à des détails, auxquels je suis très sensible, ce qui vient sans doute du fait que je suis assez intuitive. Si tout d’un coup je me laissais envahir par tout ce qui pourrait m’atteindre et tout ce que j’aurais envie de retenir, ça me mettrait dans une situation très angoissante. C’est aussi pour ça que je me suis limitée à filmer juste ce qui était prévu.
AH : Tu ferais des films plus longs que Wang Bing, si tu faisais du documentaire…
AL : Ca veut dire que concrètement dans la pratique, tu peux refaire une prise plusieurs fois ?
SL : Non, non, non. Il n’y en a qu’une.
AL : Donc s’il y a un imprévu, tant pis, c’est enregistré ?
SL : Tant mieux. Enfin tant pis et tant mieux à la fois. Si c’est un imprévu atroce et que c’est vraiment nul, on la refait. Mais l’idée, c’est de faire une prise. Pour La Vie au ranch, c’était pareil. C’est lié à l’économie du film, mais pas seulement. Aussi au fait qu’on n’a pas beaucoup de temps, que je n’ai pas envie de les épuiser. Et aussi quand on fait une seule prise et que c’est en 16 [mm], il y a une tension, même pour eux, qui se sent aussi dans le film et qui est intéressante au vu de ce qui se passe. Par exemple, quand ils se voient la nuit dans un champ pour discuter ; ils sont intimidés parce qu’ils ont quinze ans et qu’ils vont se retrouver pour s’embrasser. Mais aussi parce que j’ai été les réveiller en pleine nuit dans leur tente, et qu’on a une heure pour tourner sinon on va se faire engueuler par les « monos ». Tout fait partie du dispositif de tournage et de la façon dont je mets mes acteurs en condition.
AH : Sophie a parlé de la tension du tournage en 16 mm. Alessandro, pour toi, y a‑t-il une tension du tournage en pellicule, puisque c’est le cas pour Giacomo ?
AC : Oui, c’était à peu près la même chose. Le cadre n’était pas le même parce que je n’avais rien écrit. Le scénario était donné par les lieux, par ce qui probablement allait se passer, mais je n’avais pas en tête des actions précises. Tout ce qui venait d’inattendu était bienvenu. On a tourné très peu, finalement, parce que c’était de la pellicule. Le film me met dans une tension, que je transmets à l’équipe, et qu’on transmet aux personnages. Je suis dans une sorte de transe quand je filme ; je suis sensible à tout et je me laisse porter par les intuitions. C’était en gros la même chose (que pour Sophie). On avait par contre toute la journée avec les personnes. On décidait d’amener 4 bobines, donc 48 minutes de rushes, pour un jour, donc il fallait bien choisir les moments, et puis, on rentrait le soir. C’était ritualisé comme un tournage normal, sauf qu’il n’y avait pas de plan de travail.
AH : Et Matthieu à ce propos… On avait hésité à montrer un extrait qu’on aime beaucoup aussi dans Voir ce que devient l’ombre : Fred Deux met la table et on voit qu’il y a une place pour toi.
MC : … Il me fait même choisir le vin.
AH : Et plusieurs bouteilles, même. Peu d’assiettes, mais beaucoup de bouteilles. Quelle était dans ce cadre très intime et dans ce huis-clos, la ligne de partage entre le film et le « non film », quel était le rituel ?
MC : J’avais comme des listes dans la tête de choses que j’avais envie d’aborder. Je voulais aller vers une situation, et voir s’il y avait une conjonction entre ce que j’étais capable de filmer, et les personnes qui agissent… Est-ce que de tout ça va se dégager une authenticité ? Parfois, Fred a raconté des histoires qui étaient très belles, simplement à ce moment-là, je n’étais pas au rendez-vous, je n’étais pas à la hauteur ; ou alors lui était sur des choses qu’il avait déjà racontées, et je sentais qu’il avait une parole un peu automatique qui atténuait beaucoup la force de notre rapport.
C’étaient des petites sessions de tournage de trois quatre jours à chaque fois sur huit mois environ. On a été présent une quarantaine de jours. Invariablement, on arrivait le soir, l’ingénieur du son et moi, on mangeait chez eux, et Cécile me demandait : « Alors, qu’est-ce qu’on fait, demain ? » Et à chaque fois, je lui répondais : « Écoutez, mon cahier est dans ma valise, je ne peux pas vous dire, je ne me souviens plus. » Elle, elle était rassurée par une trame, et moi j’avais plutôt envie d’arriver le matin, avec l’ingénieur du son et ma caméra, de prendre le café chez eux assez tôt, vers huit heures, et de leur demander ce qu’ils allaient faire. Ça ne m’a pourtant pas empêché, non pas d’imposer des situations, mais de dire : « J’ai envie de parler de ça avec vous. » Si je voulais que ça soit le soir alors qu’on était en plein après-midi, on fermait les volets, on allumait la lampe, de façon à créer une sorte d’écrin pour ce qui me semblait être le mieux pour ce qu’on avait à se dire. Mais j’étais aussi très à l’écoute, un peu embarqué par eux.
AL : Est-ce que tu avais beaucoup d’heures de rushes ?
MC : Oui, j’avais autour d’une quarantaine d’heures d’images. Mais c’était aussi guidé par la nécessité d’enregistrer de la parole. Surtout avec Fred qui monologue beaucoup et qui est parfois difficile à couper. Je tournais en vidéo, donc ce n’était pas grave, je laissais couler ce… fleuve. Je savais qu’il fallait étancher quelque chose pour arriver au moment qui allait être dans le film. Quand on a des personnages publics, il faut déjà vider tout ce qu’ils ont déjà dit et qu’ils ont l’impression de devoir dire…
AL : … de façon un peu automatique, comme un discours rôdé.
MC : Voilà exactement. Une fois que ça a été enregistré, que ça a été dit, on peut passer au film.
AL : D’ailleurs, au montage, tu as gardé les séquences avec cet homme qui vient récupérer des archives. Puisqu’ils font don d’un certain nombre de leurs cahiers, de leurs œuvres à un musée, un homme vient faire l’inventaire de leurs documents…
MC : … et organiser presque un déménagement avant leur disparition…
AL : …et il apparaît comme un intrus. Il n’est pas du tout dans la même position que toi, et on voit que Fred Deux vit cette transmission de son œuvre comme une dépossession, ce qui n’est pas du tout le sentiment qu’il a par rapport à toi et au film.
MC : Non, parce qu’ils vivent le film plutôt comme une transmission…
AL : … mais initiée par eux. Alors que dans la démarche de don, c’est une façon de parler de la fin.
MC : En fait, la dépossession des archives est beaucoup plus initiée par eux que le film. Mais par le montage, on crée aussi un personnage. Cet homme, Yves Chevrefils, qui vient faire l’inventaire des archives, parle de testament, etc. Il arrive automatiquement avec un effet de réalité un peu brutal, et à un moment du film qui donne effectivement une impression de dépossession. Il a été très gentil d’accepter d’être dans le film… Il était habillé en noir la première journée, et je lui ai demandé de rester habillé comme ça, s’il le pouvait, ce qui crée un effet un peu croque mort. Le mot est un peu fort, ce sont des choses un peu subliminales. Ce n’est pas lui qui devait être brutal, mais l’action de se déposséder avant de disparaître fait qu’on habite une maison où des étagères entières sont vides, et ça c’est brutal… Et rassurant en même temps, puisque les choses qu’on a données seront protégées. Mais on est aussi dépossédé d’une œuvre. On le voit aussi dans le film au sujet de la correspondance intime entre Cécile et Fred qui est maintenant à l’Institut de la Mémoire d’Édition Contemporaine… J’allais dire à la merci, en tout cas au bon vouloir de ceux qui voudraient l’étudier.
AL : Oui, une maison qui se vide, c’est quelque chose de très concret.
MC : Oui. Une maison qui se vide alors qu’il n’y a pas de déménagement… Il fallait que ce personnage puisse représenter ça, sans être caricatural.
Extrait : Géographie humaine de Claire Simon.
Dame Pipi de la Gare du Nord, et gardienne des Enfers…
Formuler, reformuler les personnages
AH : Je pense que Claire conclura sur ce personnage de la Dame Pipi de la gare du Nord qui va t’amener aussi ailleurs, et que tu vas amener ailleurs. Ce que tu as dit déjà tout à l’heure, c’est qu’à travers ces personnages on raconte quelque chose, on cherche à faire un récit. Ce qui nous intéresse donc ici, c’est de connaître quels récits vous cherchez, et, avant, ceux que vous trouvez. Alessandro, ton court-métrage avant L’Été de Giacomo, Jagdfieber, commençait par une citation de Homère, que tu vas nous déclamer…
AC : En grec ? (Rires) … « Ma mère a bu le sang noir, et aussitôt, elle m’a reconnu. » Quelque chose comme ça… C’est une citation de l’Odyssée, quand Ulysse descend dans l’Enfer où se trouvent toutes les âmes inconscientes. Pour reprendre conscience, elles doivent boire le sang noir des bêtes. C’est comme si boire le sang le plus sauvage permettait de récupérer la conscience.
C’était un film sur et avec des chasseurs. Comme c’était mon court métrage de fin d’études, il fallait que ce soit assez court. Je ne pouvais pas faire le portrait de personnes dont je sentais que je ne pouvais rendre la complexité de leur âme. Je me suis concentré sur la traque que font deux chasseurs, un vieux et un jeune. J’ai enregistré plusieurs traques pendant la saison de la chasse, et j’en ai reconstitué une au montage où on passe du vieux au jeune, et on les suit, comme je suivais Giacomo, et on a l’impression que l’un suit l’autre, qu’ils sont à la recherche de quelque chose qu’ils ne trouvent jamais. Bien évidemment, comme des chasseurs en France, ils portent un gilet orange : tout ce qu’il y a de plus moche à filmer. On pense qu’on est très très loin de la fiction, ou des histoires présentes dans l’inconscient collectif. Et pourtant, grâce à la façon de filmer, par de longs plans séquences où je suis ces chasseurs de dos, par le montage, on construit une histoire qui dépasse la réalité assez prosaïque de ces chasseurs du XXIe siècle. C’était pour signifier qu’on peut filmer quelque chose de très réel et donner quand même l’impression et la sensation que c’est quelque chose qui appartient à tous, à l’imaginaire collectif. J’ai mis la phrase d’Homère au début pour dire « Moi je viens de là, j’ai lu ça au lycée et j’aimais bien, j’arrive avec mon paquet d’histoire. » En plus, il y a de la musique classique… Et tac, j’arrive dans cette réalité très brute.
AH : Et dans Giacomo, on retrouve quelque chose de très édénique, le premier couple. Avant de conclure, Claire, tu vas nous raconter ce personnage de la Dame Pipi et nous dire où tu l’emmèneras prochainement.
CS : C’est pour moi Cerbère, celle qui garde l’Enfer. D’ailleurs quand, enfant, elle voyait un avion elle disait : « J’irai au pays des Blancs. Quand je serai morte, j’irai au pays des Blancs. » Elle parle toujours des gens qui meurent à la gare. C’est lié à sa propre histoire que j’ai découverte après. Je ne sais pas vraiment quoi dire… Elle est le gardien de la Porte de l’Enfer : le gardien de la Porte de l’Enfer qui serait Tina Turner, ce qui est quand même réjouissant. C’est une actrice extraordinaire et je vais lui demander de jouer son propre rôle dans la fiction. C’est une expérience que font tous les cinéastes de documentaire, mais ce qui était très impressionnant pour moi, c’est que la première fois où je l’ai rencontrée, je me suis dit que c’était la gardienne des Portes de l’Enfer, et tout ce qu’elle m’a toujours raconté, depuis, va dans ce sens. Oui, c’est très fort… C’est la Reine de la Gare du Nord, où elle est très connue.
AL : Ce que je trouve frappant dans cette séquence, c’est qu’elle est au milieu de cette Cour des miracles que sont les toilettes de la gare du Nord, et pourtant, elle ne porte pas du tout un regard misérabiliste là-dessus. Elle est au cœur de toute une humanité à laquelle elle appartient, et c’est la maman de tous ces gens-là.
CS : Elle n’a pas honte du tout, alors que j’ai rencontré d’autres femmes qui m’ont raconté des choses formidables aussi, mais qui ont honte d’être filmées là. Et puis surtout, dans ce truc-là, elle m’explique pourquoi j’ai fait le film… Quand même ! Ce qu’elle raconte c’est qu’un lieu comme ça, traduit le rapport de quelqu’un à la foule. Et ce rapport est un truc très surprenant, très photographique et pourtant très abstrait. C’est difficile à exprimer. Si on dit « Il y a beaucoup de monde », ça ne suffit pas à transcrire ce sentiment… Là où il y avait cent personnes en 1900, il y en a dix mille aujourd’hui, donc il y a beaucoup plus de monde qu’avant. Notre rapport à la foule est constamment sollicité dans notre vie. Il suffit d’ouvrir Internet et de voir « le plus vu », etc. L’idée du nombre est toujours présente. On est dans un monde très individuel mais la question de la foule me paraît extrêmement importante. Et elle dit ça : « C’est parce que je suis enfant unique », ce qui pour une Africaine est quand même un scandale. C’est extraordinaire, comme analyse psychanalytique. J’ai trouvé ça dingue qu’elle me dise pourquoi j’avais fait le film, moi.
AL : La foule au cinéma, c’est souvent une masse compacte et « indiscernée », alors qu’ici il y a des personnages qui émergent.
AH : On va s’excuser parce que le gardien du temps vient de frapper à la porte. Désolé de n’avoir pas pu ménager un temps d’échange avec le public…