Rarement l’évolution dramatique d’un film est à ce point en symbiose avec sa recherche cinématographique : Brick étonne par une complexité de narration et de forme qui ne semble jamais gratuite. Brendan a l’allure du lycéen moyen, la mèche devant les yeux indiquant la certitude d’avoir raison sur le monde qui l’entoure, le dos courbé, et la tête emplie de questions : il aime Emily qui a disparu depuis quelques jours, et va mettre en œuvre son cerveau visiblement plus développé que la moyenne pour retrouver sa dulcinée. Un scénario qui, sur le papier, peut ressembler à un nouveau teen-movie. Mais le premier film de Rian Johnson n’a en perspective ni la peinture sociale d’une génération ni ses questionnements adolescents : il dépeint un monde à part, une fourmilière de suspense et de profondeur. Avec beaucoup de talent et d’imagination derrière la caméra.
Comme un film noir des années 1940, ce sont les pieds de Brendan que l’on voit en premier. On ne connaît de lui ni son visage, ni sa destination. Mais son allure lente et déterminée en dit long : seul dans le cadre, il s’est exclu du microcosme lycéen dans lequel il a évolué, et du monde en général. Pas d’amis, mais une amante : Emily, qui l’a quitté, et a disparu juste après un coup de téléphone qui sous-tendait un amoncellement de problèmes dans lesquels elle s’était jetée. Emily, une jolie blonde moins faussement mystérieuse que les richissimes lolitas du coin, moins apprêtée mais bien plus intéressante pour ce vilain petit canard qu’est Brendan. La retrouver devient la priorité de celui-ci, elle, son cadavre ou ses explications. Car c’est le système d’un groupe que tente de percer Brendan. Le milieu dans lequel Emily s’était introduite, fait d’énergumènes théâtraux en manque de sensations, de chefs de bande baudelairiens amateurs de rats, a une seule originalité pour lui : la perspective d’apporter une solution à la disparition de l’élue de son cœur.
À la façon dont Rian Johnson insiste sur les lignes des bâtiments grisâtres du lycée ou celles des carrosseries de voitures, on comprend que Brendan file droit, et gardera en tête son idée fixe : dans un monde de déviance en tout genre, il est en fait l’élément perturbateur. Celui qui ne calcule ni ne participe aux danses sacrificielles. Celui qui pense, peut-être. Qui ressent, certainement. Brick nous présente un univers où le trafic de drogues est quasi normal, où les adolescents s’amusent à se faire du mal car ils n’ont pas grand-chose d’autre à faire. Mais la finalité de Johnson n’est pas la critique d’une jeunesse ou la peinture d’un monde décadent : il filme un jeune loup solitaire en quête de vérité.
Il sonde son visage, ses expressions, comme le seul être apparemment digne d’un tel intérêt, comme un Bogart en tee-shirt et sans chapeau, toujours dans l’embrasure des portes (on retrouve une des idées principales du Grand Sommeil), avec le courage des gens déterminés. Le scénario oscille entre passé et présent au travers d’une carte de visite (Le Grand Sommeil toujours) : la complexité des rapports de pouvoir entre les êtres, des chantages, des forces érotiques qui régissent les relations humaines sont des caciques du genre. Rian Jonhson y ajoute la complexité des cadres. On se gargarise souvent des mouvements de l’image dans le cinéma américain. S’ils existent bel et bien ici, c’est surtout l’arrière-plan qu’il faut surveiller, construit comme un puzzle truffé de différents sens qui ne s’appesantissent que rarement de symbolisme. Dans un monde aussi sombre, les lumières importent : mais Rian Johnson parsème son cadre de mille et une choses dont on cherche le sens en permanence. La vision d’un tel film ressemble à un jeu de piste où les beautés esthétiques ne sont pas absentes.
Il est toujours difficile de jouer sur les reflets sans ennuyer ou sans énerver : les jeux de lumière sont cependant toujours mis en scène admirablement. Notamment lors d’une scène où Brendan découvre la pièce où la drogue est cachée. Pris la main dans le sac, il se bat avec le gorille du chef de clan : tout se casse autour de lui, et la lumière apparaît alors dans les multiples éclats de verre, comme un feu d’artifice en pleine nuit. Jeu sur les contrastes, jeu sur toutes les possibilités qu’un cadre peut offrir. Rian Johnson remplit ce dernier avant de songer à le mettre en mouvement, ce qui caractérise la volonté de donner un sens à ce qui est montré, mais aussi à ce qui est raconté. Brick est un film de forme et de fond.
On pense beaucoup à Mulholland Drive dans les soubresauts de Brick : sans la torture narrative et le clinquant coloré du chef d’œuvre de Lynch, celui-ci aime à dérouter, à inventer des personnages plus démesurés que topiques. Celui du « Cerveau », le chef de bande, est particulièrement représentatif : tout vêtu de noir, il décide des entrées et des sorties dans le groupe, le petit lopin de terre sur lequel il règne. Avec ses détails loufoques (une canne en forme de canard) et sa prestance décalée (son jeune âge et sa maigreur n’en fait pas non plus un Parrain), il est un pivot narratif plus qu’une coquetterie dramatique. Brick fonctionne comme le système solaire, avec son centre (Brendan) et les planètes qui gravitent autour de lui formant un monde. Mais on ne comprend le fonctionnement d’un système qu’en l’intégrant, ce que fera Brendan pour connaître le fin mot de l’histoire.
Si la référence au film noir est évidente, Rian Jonhson a préféré les grands espaces à meubler, un terrain de sport, un parking aux allures de désert de western, aux ruelles sombres : c’était pour lui l’occasion de placer son personnage principal sur une scène, de l’obliger à se débattre avec les éléments environnants. Sa caméra se place face à Brendan et face à son monde, comme pour relier la quête du jeune homme à un sens plus universel. L’enquête policière suit son cours jusqu’au dénouement très réussi d’un film qui n’a négligé aucun des aspects du genre, tout en prenant soin de se détacher des poncifs, et arrive à capter le regard et l’attention. Présenté dans plusieurs festivals, on souhaite à Brick longue vie.