Difficile de faire un film d’anticipation novateur à partir d’un des principes les plus usés, surexploités, vidés voire ringardisés du genre : le voyage dans le temps, plus propice aux circonvolutions scénaristiques — par ailleurs familières aujourd’hui, éventées par avance — qu’à un vrai travail de cinéma. Robert Zemeckis devait déjà être conscient du handicap, quand il traitait le sujet en faisant rire de son propre sérieux dans ses Retour vers le futur. D’autres ont tâché de travailler les enjeux formels posés par l’hypothèse de tels déplacements, comme Shane Carruth dans Primer. D’autres encore, la jouant plus facile, tentent d’enfourner de force dans leur scénario de nouveaux enjeux — comme Rian Johnson dans Looper. Voici ce que cela donne.
En 2044, le dénommé Joe (Joseph Gordon-Levitt) est un tueur à gages suivant un mode opératoire particulier. Régulièrement, il se rend dans un coin d’un champ de blé du Kansas où il reçoit ses victimes du futur, envoyés par une pègre sévissant trente ans plus tard et maîtrisant la remontée du temps : les victimes disparaissent ainsi de leur époque sans laisser de traces. Pour révoquer le contrat d’employés comme Joe, il est convenu de leur envoyer à tuer leur propre personne (plus vieille) — cela s’appelle « boucler la boucle » (« to close the loop », d’où le nom qui leur est donné : « looper »), l’intéressé touche alors une très confortable indemnité avant de profiter comme il l’entend des trente années qui lui restent à vivre. Or quand l’heure est venue pour Joe de boucler sa boucle, le Joe âgé qui apparaît devant lui (Bruce Willis) profite de son hésitation pour le neutraliser et s’échapper… Vous trouvez que les sophistications apportées à une intrigue de voyage dans le temps vont déjà assez loin ? Attendez donc de voir la télékinésie pointer le bout de son nez…
On se refait un monde
Des mélanges de genres et de références comme celui-ci, Rian Johnson les pratique depuis un moment, c’est même vraisemblablement là qu’il va chercher son désir de cinéma. Brick (2005) jouait au film noir parmi les ados des suburbs, et Une arnaque presque parfaite (2008) narrait les prouesses d’escrocs modernes mais accoutrés tels des personnages de L’Arnaque de George Roy Hill. C’était mis en œuvre avec assez de maniérisme et de faux détachement pour laisser croire qu’à défaut d’une personnalité à laquelle on puisse se fier, le scénariste-réalisateur avait un certain rapport à ce qu’il filmait, fait d’un peu d’esbroufe, mais pas seulement.
Or avec Looper, il semble aspirer à laisser en pilotage automatique l’exécution en images de ce qui revient à un pur exercice de scénario, consistant à faire cohabiter voyage dans le temps et télékinésie (sans que rien ne soit fait pour que cette addition paraisse autre chose que la greffe de deux thèmes fantastiques), à confronter deux états d’un même personnage, à étaler un semblant de terminologie pour dépeindre ce monde nouveau (le jargon autour des « loopers », le mystérieux « Faiseur de Pluie » qui tirerait les ficelles dans l’ombre…). Comme à son habitude, Johnson joue au plus malin, à celui qui connaît les règles et qui crée les siennes. Cela a parfois ses avantages, car il n’ignore pas que le spectateur connaît aussi les règles : par exemple, il ne perd pas de temps à ré-expliquer les divers inconvénients de la modification du passé, d’où une conversation sur ce sujet entre les deux Joe dans un café, d’autant plus intéressante qu’elle sait être économe. L’affectation de détachement devient en revanche encombrante quand systématiquement, toutes les scènes de fusillade sont réglées avec un petit effet de « décalage », principalement par retard (retard de la chute d’un corps, de l’arrivée de la dernière victime d’un massacre), propre à les rendre comiques, pas si sérieuses, malgré la fibre émotionnelle titillée par ailleurs.
Postiches
Avec aussi peu de réelle substance filmée avec un vrai regard de cinéaste (Johnson s’efforçant de se faire rigolo d’un côté et sérieux de l’autre), cette volonté de maîtrise ne dépasse pas l’objectif d’exécution du scénario jusqu’à la conclusion qu’il juge bien amenée. Pire, elle devient agaçante quand elle cherche à épaissir le petit monde autour de cette intrigue, notamment en en rajoutant sur les épaules de ses points faibles : les personnages, réduits à de simples rouages de la mécanique, mais qu’il faut néanmoins rendre crédibles, fût-ce par des moyens navrants. Cela passe d’abord par la cosmétique, de l’apparence et du jeu d’acteur : il faut voir quel affreux maquillage on a collé à Joseph Gordon-Levitt pour espérer le faire ressembler à une version jeune de Bruce Willis ; voir aussi ce qu’on fait faire à Emily Blunt, dans le rôle d’une fermière mère célibataire du Kansas, aussi encombrée par le visage qu’elle s’est laissé bouffir que par ses épais tics de jeu pour camper une femme forte. Celui qui s’en sort le mieux reste celui qui a le moins besoin de prothèses et dont on change le moins les habitudes d’acteur : Willis, à l’aise dans un rôle familier d’homme mûr réfractaire à un progrès menaçant, et accessoirement appelé à sauver le monde (même d’une façon tordue, comme ici).
Mais Johnson y va aussi de sa louche psychologique. Il charge ses personnages de passé douloureux, de traumatismes et de désirs divers, mais rien à l’image n’incarne ce bagage psychologique comme autre chose que des apports du scénario appelés à être exploités tôt ou tard. La solitude de la femme partie de la ville pour élever un enfant, le sacrifice final que fera Joe jeune pour empêcher l’irréparable, le complexe d’Œdipe nourri par un de ses collègues tueurs envers son boss de père, tout cela n’existe que comme élément de l’intrigue écrite, jamais la mise en scène ne se soucie d’en faire quelque chose de palpable, des images qui se suffiraient à elles-mêmes pour le raconter. Les émotions dans ce film sont aussi (mal) contrefaites que les maquillages. Ce par quoi il fait passer le personnage de Willis révèle même une roublardise assez antipathique. Le vieux Joe revenu dans le passé se donne pour mission radicale de tuer des enfants, dont l’un, il le sait, deviendra un sinistre personnage et surtout le responsable de la mort de sa femme. Une fois commis le premier assassinat de sa liste, il éclate en sanglots. Remords ? Johnson élude la question, insérant dans la scène des flashbacks sur l’épouse aimée et assassinée, confusion des drames bien commode pour ne pas rendre le personnage trop négatif en minimisant l’horreur de son acte.
Trop d’accessoires pour le tour
Dans la famille des scénaristes imbus de leur maîtrise et tâchant de donner le change dans l’illustration de leurs écrits par la mise en scène, Rian Johnson rappelle un aîné : Christopher Nolan, autre fabricant de petits mondes obéissant à ses algorithmes à lui (Inception). Mais avec tous les défauts qu’on peut lui trouver (goût pour le petit tour de passe-passe formel douteux, grandiloquence des thèmes manipulés, verrouillage des films sur des rails), Nolan, au moins, a le bon réflexe de laisser à ses films des possibilités de donner chair à quelque chose, fût-ce en se contentant de filmer des comédiens doués et non écrasés d’intentions. Johnson, en revanche, à force de montrer à quel point il serait doué et consciencieux en tout, étouffe tout sous ses trucs de fabrication. Des méfaits de l’auteurisme dans le cinéma hollywoodien.