On sait que Don a fait fortune dans l’informatique, on pressent qu’il n’en a cure. On sait qu’il reçoit une lettre, non signée, qui lui indique l’éventuelle existence d’un fils de vingt ans, on pressent que sa quête ne sera pas une folle traversée virevoltante des États-Unis. On sait que Bill Murray est l’acteur par excellence du rire contenu et foudroyant, on pressent que Jim Jarmusch le mettra à l’honneur. On sait que l’on a adoré ce film, tout en l’ayant pressenti bien avant.
Tout est géométrique dans la vie de Don, tout est droit, sans nuance, sans forme peut-être, sans saveur certainement. Dans l’organisation spatiale de sa maison, chaque meuble rejoint une ligne, chaque table est parfaitement rangée, chaque bouquet de fleurs est centré : rien ne dépasse. Et pourtant au milieu surgit un homme, ou plutôt un humanoïde, un drôle d’oiseau, qui n’a pas l’air plus heureux dans cet univers rectiligne qu’un poisson dans un bac de fougères. Il ne sourit pas, ne rit pas, n’explose pas. Lui aussi est rectiligne. Allongé sur son canapé marron, parallèle aux plis de chaque tissu, Don regarde sur son petit écran rectangulaire de télévision les aventures de Don Juan et d’une horde de femmes joyeuses sans sourciller, sans altérer son immobilité faciale digne des plus revêches arrière-grand-tantes. Il se regarde, ou admire (le mot est fort) ce qu’il a pu être. Mais ne bouge pas. Accordé en position physique et en silence avec son lieu de vie (là encore le mot est un peu fort), il ne se fond pourtant pas dans le décor. Parce que Don est Bill Murray. Parce que sa moue constante, faussement inexpressive, est tout simplement parfaite. Don est donc l’immobilisme. Son voisin et ami, quant à lui, est l’énergie, le brassage d’air aussi. Ainsi Winston habite-t-il dans une maison des plus désordonnées : les enfants criant et courant de toutes parts, l’épouse généreuse de ses mouvements et de son temps, une atmosphère de vie, de chaleur humaine.
Mais l’humour est dans les deux camps : celui de Don qui ne dit pas un mot plus haut que l’autre, comme celui de Winston, qui tente d’aider son ami en mettant à profit des talents plus que douteux de détective privé. L’apprenti Sherlock Holmes regarde donc à la loupe un timbre postal sans cachet (une blague ? on ne le saura pas), et se pose tout un tas de questions que l’on s’est nous-mêmes posées bien avant lui… Mais il est en mouvement face au drolatique manche à balai qui lui sert d’ami, et va transférer cette énergie à Don, ou du moins à ses jambes.
C’est en effet Winston qui organise le voyage de Don à travers l’Amérique du Nord. Pour retrouver son fils, il faut retrouver la mère. Cinq femmes, cinq anciennes maîtresses, qu’il va falloir sonder, sans se faire prendre. Don part donc, à reculons, un peu obligé, pas vraiment enthousiaste. Il ne le deviendra pas par la suite. Car il ne s’agit ni d’un simple film à sketchs, ni d’un tableau de divers Américains prétexte à critique sociale, ni enfin d’un parcours initiatique dans les règles de l’art. Don cherche un fils, et trouve une accueillante amante (magnifique et tendre Sharon Stone) et sa fille de douze ans dont le nudisme provocateur est franchement hilarant, comme la plupart des situations décalées sans être vulgaires ou vaines que nous propose Jarmusch tout au long des péripéties de son protagoniste ; sur son chemin se trouveront aussi une ancienne soixante-huitarde reconvertie en épouse silencieuse et morne interprétée par la sobre et émouvante Frances Conroy , une « communicatrice animalière » qui perce à jour les désirs et problèmes des veaux, vaches et cochons de son entourage (Jessica Lange qui parle visiblement aussi bien aux bêtes à poil que devant une caméra), et quelques spécimens qui entrent sans encombre dans le nouvel univers de notre globe-trotter.
Don ne cherche aucune vérité, ni la sienne ni une autre. Il est là, il passe, nous montre des gens, nous fait rire. Rappelons qu’il n’est pas de plus difficile entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. Rire par la parodie, du début à la fin. Le voyage est évidemment un pastiche de cheminement intérieur, mais Jarmusch a trouvé un bon nombre de prétextes intelligents. La construction narrative elle-même est biaisée : le début de l’intrigue (l’arrivée de la lettre) semble être un canular mais on ne sait pas vraiment de quoi il retourne. Don prend l’avion, revient, repart, joue lui-même avec son propre voyage. Le rythme du film, loin d’être linéaire, serait plutôt une sorte de sinusoïde dont on ne perçoit les rebondissements qu’au moment où ils ont lieu. Ce qui ne signifie pas que Don ne progresse pas, mais il hésite. Car si les scènes de nuit sont fréquentes au début de l’action, elles disparaissent pour laisser place à une lumière plus franche, bien que celle-ci ne soit pas non plus éclatante. La galerie de portraits que le réalisateur nous donne à voir est tout aussi pittoresque : mais on ne tombe jamais dans l’original, dans l’inventé, dans l’incroyable. On est dans du Jarmusch. On commence spectateur étonné de Don, on finit par motiver ce dernier secrètement du fond de son siège. On ne saura jamais vraiment ce que tout cela lui a apporté. Ce n’est pas le but. La jubilation n’est ici ni totalement érudite, ni totalement technique, ni totalement comique ou humaine. Elle est complète… et mystérieuse.
Mais ce film contient aussi une image parfaite : la caméra est tout d’abord aussi immobile que son objet. Elle suit les lignes droites du monde de Don et les courbes de celui de Winston. Mais peu à peu, on la sent se tordre, se mouvoir, on croit à la résurrection du personnage : le leurre est subtil, la caméra change de position et de rythme… Et les fleurs que Don apporte se fanent au fil du temps, pour mieux réapparaître à la fin de l’histoire, charnues, d’un rose vif et éclatant, en pleine fleur de l’âge. Les fleurs comme la caméra suivent leurs humeurs en quelque sorte, nous traduisent une petit grain de folie, toujours gracieux, élégant ou franchement statique. La télévision profère quelques mots dans les dernières images : « La roue de la fortune, elle tourne, elle tourne, elle tourne, mais où s’arrête-t-elle, personne ne le sait. » Prophétie dramatique ? Morale finale ? Plutôt une façon de brouiller davantage les pistes en recréant la quête visiblement vaine d’un père malgré lui.
Broken Flowers est l’exemple le plus brillant de l’alliance parfaite de l’humour, parfois potache, et de la finesse, de la sobriété et de l’émotion, de la simplicité et du rire. Difficile de conclure après tant de fleurs lancées. Disons que le film de Jim Jarmusch, tel Mary Poppins, est « à peu de chose près, parfait en tous points ».