Si les Stooges et leur descendance Punk ont cherché à rompre avec les errements de la période hippie en revenant à une forme de rock’n’roll brute et sans artifice, cette recherche d’une authenticité primitive dans la musique a toujours été mis en avant par Jarmusch via les multiples références dont il parsème ses films. Plus qu’un simple « name dropping » souhaitant afficher la sûreté de ses goûts en flattant les spectateurs qui les partagent, ces références révèlent avant tout une certaine idée de la culture. Que cela soit Neil Young, Joe Strummer, Tom Waits ou les White Stripes, ainsi que les nombreuses évocations des héros du blues et de la country du début du XXème siècle, Jarmusch met en avant des musiciens en lien avec le folklore américain dans ce qu’il a de plus nu, de plus authentique. Des travellings de Permanent Vacation dans les rues new-yorkaises déglinguées et malfamées, aux parcours toujours identiques effectués par le chauffeur de bus apprenti poète dans Paterson, il s’agit à chaque fois pour Jarmusch de revenir au bitume, de renouer avec la rue et la culture populaire qui en émerge. Avec Gimme Danger, le cinéaste américain se penche donc tout naturellement sur l’histoire des Stooges, groupe emmené par son ami Iggy Pop.
Le point de vue de la rue
Les Stooges viennent de la rue, et le documentaire racontera cette histoire uniquement du point de vue de l’asphalte. Jarmusch, fidèle en cela à la singularité du ton des dialogues propre à ses films de fiction, convoque l’histoire et l’art via la simple conversation, l’anecdote, au plus près du vécu. Et afin de plonger au cœur même de cette folle aventure, le film débute par l’évocation de la fin du groupe en 1974, consécutive à une série de concerts pathétiques qui amenèrent les musiciens à considérer comme impossible la poursuite d’une telle existence. Il s’agit dès le début de susciter l’empathie du spectateur via le récit des derniers jours d’un groupe à la trajectoire chaotique, qui humainement et matériellement n’était plus mesure de continuer, d’un groupe finalement incompris par son époque, seul au monde et dépassé. Profitant sans doute des relations amicales qu’il a tissées au fil des années avec les musiciens, et notamment avec Iggy Pop, Jarmusch mise avant tout sur la captation d’une parole recueillie dans un cadre intime. Ce faisant, il se refuse à élargir le panel des intervenants en dehors des Stooges eux-mêmes et de leur entourage de l’époque, afin de ne pas noyer le récit de leur quotidien rocambolesque par des digressions extérieures établies a posteriori, aussi pertinentes soient-elles. Iggy Pop, l’impeccable show man, se contente pourtant durant tout le documentaire de raconter l’histoire des Stooges et la sienne, et ce le plus simplement du monde, tranquillement assis chez lui. Jamais il n’intellectualise son travail, même s’il peut être amené à décrire quelques particularités de son chant, de sa prestance scénique, ou du style musical inimitable de ses compères. La mise en perspective du contexte historique, politique et social ne proviendra pas d’une voix off extérieure, mais sera évoqué par les acteurs mêmes, qui intégreront ces aspects au sein de leurs témoignages et souvenirs. Seul un court moment amènera le cinéaste à prendre du recul afin d’évoquer ce qui paraît inévitable, à savoir l’influence décisive qu’exercera le groupe quelques années après leur séparation, rappelant que bien qu’incomprise en son temps la musique des Stooges avait donné le « la » des décennies à venir.
La musique transcende la forme
Ces différents entretiens sont mis en scène par Jarmusch en filmant de façon classique l’interlocuteur, ou via des échappées d’images issues d’enregistrements vidéos, de photos, souvent de façon à rebondir sur ce qui est dit. Mais Jarmusch peut aussi, pour faire résonner la parole des protagonistes, s’appuyer sur des images aux provenances diverses, sans lien avec le groupe, mais qui évoquent de façon symbolique, décalée ou humoristique ce qui vient d’être dit. Cette approche, aussi inventive soit-elle, n’est pas forcément d’une pertinence inoubliable, et peut finalement desservir le ressenti beaucoup plus fort créé par la forme sèche et frontale proposée le reste du temps. De même, certaines scènes illustrant les anecdotes racontées via des séquences animées ne sont pas forcément transcendantes, d’autant plus que l’idée d’avoir recours à cette forme est vite abandonnée.
Mais la mise en scène de Jarmusch fait mouche quand il s’agit de convoquer les photos des membres du groupe, les vidéos de concert montrant un Iggy Pop survolté, se contorsionnant, prenant des poses extravagantes, et de faire surgir au sein de ces images la puissance incomparable de la musique des Stooges. Il y a quelque chose de fascinant à voir les photos de ces jeunes gens, de ces petites frappes arborant en pleine période hippie blousons cuir et croix de guerre allemande, à écouter ces histoires rocambolesques de pieds nickelés, et à voir que de cette vie de bohème chaotique émerge une musique unique, sauvage, en total décalage vis-à-vis des goûts de son temps. La réussite est complète lorsque l’on constate finalement qu’au terme du film, le cinéaste s’efface pour nous laisser méditatif face à ce mystère né de l’alchimie entre un son de guitare sale comme un trottoir, une ligne de basse obsédante, des roulements de batterie tribaux, et une voix de possédé. En marge de son époque, la musique des Stooges semble renouer avec une transe resurgissant d’entre les âges, rejetant les modes éphémères afin d’œuvrer via le chaos à la mise en forme d’un rite primitif intemporel.