Après les très bons Dead Man et Broken Flowers, Jim Jamursch nous revient avec un nouveau road movie aux tonalités nostalgiques et psychanalytiques. Le cinéaste nous plonge dans un véritable trip psychédélique à travers une Espagne surréaliste et mystérieuse. Si The Limits of Control (titre tiré d’une nouvelle de William S. Burroughs) intéresse par son foisonnement d’idées et sa foi dans l’art, il s’agit d’une œuvre mineure de Jarmusch. L’Américain se perd dans un récit tortueux en faisant preuve de redondance dans l’expression de sa thématique. Cette œuvre n’en demeure pas moins estimable par sa volonté de créer une expérience psychédélique où la musicalité joue à nouveau un rôle essentiel.
Jim Jarmusch, qui est souvent considéré à tort comme un cinéaste mineur, un éternel espoir qui n’a jamais réalisé un chef d’œuvre définitif, aime développer des histoires de rencontres tendrement absurdes et de divagations métaphysiques proches du cinéma d’Antonioni et de Bergman. L’Américain a su inscrire avec talent ses références cinématographiques au sein d’un univers original qui doit beaucoup à sa passion viscérale pour la musique : chez Jarmusch, la bande-son joue un rôle figural et architectural essentiel. Chacune des ses œuvres est marquée par des thèmes musicaux qui en déterminent le rythme, le montage et la thématique : les riffs de guitare profondément mélancoliques et fantomatiques de Neil Young dans le très beau Dead Man ; le hip-hop mortifère de RZA dans Ghost Dog ; le jazz envoûtant de l’Éthiopien Mulatu Astakte dans le nostalgique Broken Flowers. Avec The Limits of Control, qui n’échappe pas à cette belle esthétique musicale, Jarmusch décrit le voyage initiatique d’un tueur mystérieux (Isaach de Bankolé) parcourant une Espagne magnifiée par la photo de Christopher Doyle. Ce périple métaphysique est constamment souligné par les sons psychédéliques du groupe rock japonais « expérimental » Boris : leurs notes de guitares distordues, déterminent parfaitement l’atmosphère hautement hallucinogène et psychanalytique du métrage qui métaphorise une plongée dans la conscience du personnage principal.
Le film relève du rêve éveillé, peuplé d’individus à l’aspect symbolique qui délivrent de messages mystérieux. Ils forment un ensemble de guides, Jean-François Stévenin et Alex Descas jouant avec humour un duo d’entités supérieures qui envoient Bankolé dans un trip intérieur surréaliste en terre étrangère. Il faut alors noter l’importance du jeu sur les différences de langages que l’on a déjà vu dans d’autres films du cinéaste. Ce dispositif revient ici en prenant une forme davantage affirmée : les personnages, qui mélangent l’espagnol à l’anglais, se comprennent malgré des langues différentes, à la manière de morceaux de musiques qui peuvent être compris instinctivement, sans avoir besoin d’en comprendre forcément les paroles. Cela s’inscrit dans une métaphore d’un langage cinématographiques world dénué d’identité géographique, qui peut être assimilé par chaque spectateur, quelle que soit son origine. La puissance des images, du montage et de la bande-son permet de faire naturellement sens.
Le cheminement intérieur proposé par Jarmusch joue essentiellement sur le principe de la répétition. Les séquences se suivent dans une forme cyclique qui peut rappeler le cinéma et la pensée asiatique (Jarmusch étant lui-même bouddhiste et fan des cinémas d’Asie). Isaach de Bankolé interprète un personnage au passé non défini, qui atterrit dans un récit dénué de toutes explications sur sa vie et ses motivations ; il n’a de cesse de rencontrer des personnages énigmatiques sorties des méandres de son esprit, lors de séquences à la forme semblable : musique saturée ; ralenti ; discussion abstraite et délicieusement absurde autour d’un double café. Jarmusch continue ainsi sur la lancée de Broken Flowers, qui usait du même dispositif : musique jazz lancinante ; séquences en voiture ; dialogues entre le personnage joué par Bill Murray et les femmes qui ont marqué sa vie. On retrouve cette construction chez de nombreux auteurs d’Asie de l’Est, qui sont naturellement influencés par une pensée bouddhiste fondée sur l’idée de cycle de vie. Il en résulte des œuvres construites sur la répétition sans véritables débuts et fins, qui délivrent une grande puissance d’interprétation. Cela s’applique à The Limits of Control qui décrit la perdition d’un personnage, constamment signifiée par des lieux symboliques : des aéroports ; des hôtels ; des trains ; des taxis. Des lieux sans attaches et en dehors du temps qui, comme la musique du groupe Boris, délivrent un discours sous-jacent.
Lors de son voyage spirituel, le tueur semble extérieur à lui-même et à ce qu’il voit, comme si son corps flottait au dessus des événements. Il ne prend conscience de son existence qu’en regardant des toiles de maîtres. Peu à peu, il observe le monde comme une peinture, l’art se répandant partout : dans l’observation d’une femme nue, d’un bar, d’une ruelle ou encore dans la dégustation d’un café. The Limits of Control est aussi un hymne cinéphilique et un retour nostalgique sur la filmographie de Jarmusch : lors de séquences hautement référentielles, on croise des acteurs qui ont déjà tourné avec un cinéaste pris de nostalgie. L’apparition de l’actrice Youki Kudoh au milieu du film nous projette ainsi vingt ans en arrière, lorsqu’elle celle-ci nous émerveillait dans Mystery Train.
Étrangement, malgré toutes ses qualités, The Limits of Control ne convainc pas totalement. Jarmusch se montre quelque peu redondant dans la construction de son œuvre : si la répétition des séquences que nous évoquions sert évidemment le discours filmique de l’auteur, celle-ci apparaît lassante au fil d’une œuvre qui ne surprend jamais. Le rythme est particulièrement défaillant, ce qui est étonnant pour ce cinéaste musical. Ce dernier est également maladroit dans l’expression de sa thématique de l’individu qui découvre le monde à la manière d’un tableau : il répète avec un peu trop d’insistance cette idée, le spectateur comprenant très vite où le cinéaste veut en venir. En raison d’un récit particulièrement tortueux, Jarmusch a peut-être eu peur de ne pas être totalement compris, d’où certaines redites inhabituelles dans son cinéma. Si cette œuvre est imparfaite, elle mérite d’être estimée en raison d’une véritable recherche artistique, d’une foi dans l’art sous toutes ses formes et pour Bill Murray qui nous gratifie d’une apparition finale à la fois absurde et dramatique.