Polanski a mis en scène le masochisme du festivalier – par exemple s’acharner à se coucher (trop tard) et à se lever (trop tôt) pour aller voir La Vénus à la fourrure; la veille, certains auront pu éventuellement se reconnaître à l’écran dans les personnages d’Only Lovers Left Alive: teint blême, yeux profondément cernés, masqués par des lunettes de soleil, vivant surtout dans l’obscurité (des salles et de la nuit). Jim Jarmusch met en scène des vampires mélancoliques coincés dans leur éternité, déprimés par la tournure prise par le genre humain et le monde. Même l’amour viscéral qui unit Adam (Tom Hiddleston) et Eve (Tilda Swinton) est miné par cette fatigue. Particulièrement civilisés, ces vampires du XXIe siècle se fournissent en sang pacifiquement, à part Ava, la petite sœur turbulente d’Eve, qui a encore les crocs. Le film oscille entre Tanger et Detroit, l’ancienne capitale de l’industrie automobile représentant tout à la fois une ruine de ville et une ville en ruine; une époque révolue et la fin du paradigme d’une civilisation.
Une musique bien choisie (Jozef van Wissem, SQÜRL) accompagne cette dérive mélancolique à coups d’accords de guitare lancinants et de tonalités multiples à dominante low-fi. Mais Only Lovers Left Alive est doté d’un contrepoint consistant en l’humour : une foule de répliques décalées et de situations cocasses. Jim Jarmusch réalise un film qui n’est assurément pas l’un des plus forts de la compétition, mais – on sait qu’il y est entré in extremis – ayant pleinement sa place. Il lui manque sans doute d’être moins goguenard (même si cette goguenardise n’est pas désagréable) et de travailler davantage le rapport au monde des personnages, notamment leur inscription dans les lieux, tout particulièrement la ville de Detroit, assurément dotée en ce sens d’un potentiel fantomatique que le cinéaste n’exploite pas en profondeur. Only Lovers Left Alive est un exercice de style sympathique autour d’un genre cinématographique, après le croisement du film de sabre et de mafia dans Ghost Dog. Jarmusch reste à la surface des choses, on devine qu’il l’assume pleinement. Il faut certainement voir une sorte d’alter ego du cinéaste dans ce personnage d’Adam, geek et artiste érudit désœuvré et dépité, se demandant à quoi sert la création dans le monde tel qu’il est devenu.