Le nouveau film de Jim Jarmusch commence plutôt bien : Paterson (Adam Driver), chauffeur de bus et poète, se réveille au côté de sa compagne endormie, Laura (Golshifteh Farahani), dans la petite ville de Paterson, une bourgade du New Jersey. Sur un tempo alangui, Jarmusch cisèle une suite de plans qui augure un film dépouillé : la chronique (sur une semaine, jour après jour) d’une vie quotidienne routinière, que le cinéaste double du portrait d’un artiste trouvant l’inspiration dans l’ordinaire de son environnement. Beau programme sur le papier, mais sur le papier seulement : la rigueur promise par cette ouverture vacille au premier fondu enchaîné qui, combiné à la voix-off de Driver (à l’image de son personnage, calme et apaisée), révèle l’autre pente de Paterson, autrement plus glissante : celle d’un film poétique sur la poésie. Glissante, car Jim Jarmusch, dont le dandysme et la propension à la pose sont les travers, n’est peut-être pas exactement le cinéaste le plus léger pour rendre compte avec subtilité du mystère de la création. La multiplication de surimpressions affectées, certes en deçà du montage-mélasse d’Only Lovers Left Alive, pointe ainsi la résilience d’un attirail formel à rebours de la volonté affichée de Jarmusch de fonder son film sur des plans fixes, plus composés, laissant du temps à l’action. C’est pourquoi il faut un certain temps avant de saisir précisément où va le film, qui donne autant de gages d’un regain de forme qu’il n’égraine des signes confirmant l’infléchissement du cinéma de Jarmusch. À l’image du montage, dont la mécanique de répétition, parfois ronronnante, parvient cependant à figurer le processus de raffinement de l’écriture du poète – de l’émergence des mots, sous une forme brute, à la sculpture des vers, qui passe par le retrait d’une strophe, l’accélération du rythme, etc.
L’illusion de la profondeur
Reste que Jarmusch n’en demeure pas moins un cinéaste et un scénariste assez cuistre (on retrouve ici sa tendance habituelle au name-dropping), surjouant par instants la profondeur (la scène de la rencontre avec le poète japonais) et insistant sur ses trouvailles d’écriture. Par exemple : dans l’ouverture du film, Laura raconte à son compagnon qu’elle a rêvé que le couple mettait au monde deux jumeaux. Par la suite, chaque journée sera marquée par l’apparition d’un nouveau duo gémellaire dans les lieux que traverse Paterson. L’idée est belle – ainsi, c’est moins la poésie qui s’affirme comme le produit de l’environnement de Paterson que l’environnement qui devient le produit de sa poésie –, mais abimée par le besoin de Jarmusch d’afficher chaque rouage de l’horlogerie narrative – dans le dernier temps du récit, il fait ainsi remarquer à Laura sa ressemblance avec l’héroïne d’un film qu’ils viennent de voir ensemble : « Tu pourrais être sa jumelle ». De sorte que Paterson, balisé dans sa structure et son avancée, ressemble à la petite « lunchbox » que le poète ouvre chaque midi entre deux trajets de bus : une boîte bien ordonnée renfermant un ensemble de signes (esthétiques, culturels, symboliques) figés dans leur préciosité. Il en va de même pour le foyer, progressivement redécoré par Laura, jouée par une Golshifteh Farahani dont le jeu apparaît toujours aussi limité : l’invasion de motifs en noir et blanc dans la maisonnée (esthétique qui obsède Laura, pâtissière et apprentie chanteuse de Country) témoigne de la prolifération d’une imagerie qui est aussi celle de Jarmusch – dont la fascination pour un noir et blanc esthétisant est connue. C’est tout le problème du cinéaste, qui par ailleurs, et le film le montre très bien, peut faire preuve d’un réel sens de la mise en scène : ses films font étalage de leur « bon goût » et s’attachent trop consciencieusement à mettre en exergue leur supposé brio. Paterson ne déroge pas vraiment à la règle : s’il l’on gratte le vernis qui recouvre le film, l’apparente sophistication de la ritournelle révèle une vacuité familière.