Premier long métrage de l’Espagnol Albert Serra, ce film s’attaque tout simplement au mythe de Don Quichotte, dont il s’attache à figurer les moments creux des aventures. Il ne tient hélas pas jusqu’au bout son pari de substituer à l’étude psychologique l’immersion d’un corps dans un paysage indéfini. Choisissant un parti pris visuel et narratif original, il tombe dans le travers de mettre en scène de jolies images, qui tiennent plus de l’illustration que de l’évocation.
Il fallait quelque aplomb pour adapter – en catalan, qui plus est – le roman de Cervantès, dont on croyait la transposition au cinéma frappée d’une définitive malédiction (souvenons-nous des déboires d’Orson Welles ou de Terry Gilliam). Serra a une belle solution, détournée : il s’insère en quelque sorte entre les lignes du roman, développant une obsession pour les temps morts. Quichotte et Sancho se baignent, grignotent des noix, se reposent, échangent quelques mots… On ne les verra pas partir à l’assaut des moulins. La mise en scène instaure une curieuse proximité avec ces personnages peu bavards, tout en laissant inaccessibles leurs pensées, opaques leurs mouvements.
Avec lenteur, nous sommes immergés dans une forêt, dans la nature. Nul panthéisme, mais un rapport matérialiste, très direct, aux éléments. Il y a du vent et du mouvement, et le tout n’est pas dénué d’une certaine ivresse, pour peu que l’on s’abandonne à ces plans très longs. Les événements, les surprises, seront d’autant plus frappants qu’ils seront rares : tout se joue sous le signe de la répétition, en accord en cela avec l’attitude de notre Don Quichotte, qui n’avance plus, radote, semble déjà condamné dans un présent qui ne laisse en aucun cas envisager un futur. Peu de dialogues, si ce n’est ces monologues que l’hidalgo se fait à lui-même tout en essayant de se convaincre qu’il s’adresse à son Sancho, dont il ne cesse de dire le nom, comme pour s’assurer qu’il n’est pas encore seul. Au bout de son voyage, la solitude et la nature aidant, Don Quichotte, par peur de voir le néant qui s’ouvre devant lui, ne peut évoquer dans cette forêt luxuriante que l’appel du divin. À ce moment de sa vie, le chevalier s’adresse à son ultime interlocuteur : Dieu.
Albert Serra cherche à nous faire ressentir la lassitude et la fatigue de cet homme non à travers le développement d’un scénario dont les faits et paroles concourraient à nous détailler les différentes strates psychologiques de l’aventurier finissant, mais plutôt en l’immergeant dans un paysage, dans une forêt et dans des clairières, dont les mouvements, les bruits d’eau et de vent, le bercent et l’enveloppent, comme pour l’accompagner vers sa mort. À défaut d’une approche psychologique, le réalisateur a la bonne idée de mettre en avant un corps vieux, fatigué, mais tout de même magnifique !
Quel est alors le problème du film, ce qui peut nous permettre d’émettre une réserve ? C’est qu’au fur et à mesure des minutes, l’idée de l’image se substitue à l’idée du plan. Le cinéaste ne fait alors plus des plans, mais de belles images, et certaines le sont évidemment réellement (contre-jours magnifiques, décadrages inspirés). Ces images ne mettent en avant rien d’autre que le talent du cinéaste et du chef opérateur quand il s’agit de cadrer et de mettre en place des formes dans un espace. Mais cette expérience visuelle ne tient pas. Entre tensions fugaces et longs dégonflages, chaque plan semble suivre l’autre sans toutefois l’amener plus loin, sans viser à renforcer un pari formel et sensitif qui avait pourtant tenté de s’esquisser au début du film. L’immersion de ce corps dans la nature n’est pas assez puissante pour véritablement nous toucher et rendre bouleversant le destin de l’homme. Et ce qui aurait pu former un tout devient au bout du compte un bout à bout poussif autour d’un récit, de cette œuvre monumentale de la littérature mondiale.