Après L’Amitié (en 1998) et Mods (en 2003), Serge Bozon signe un film atypique et déconcertant : film sur la guerre mais film où l’on chante, film sur l’errance mais animé d’une réelle détermination, La France impose un univers trouble et troublant, fait de couleurs délavées et de faux désespoir. Un joli essai.
Curieux titre que celui du nouveau film de Serge Bozon. Entre fausse promesse de patriotisme et abstraction énigmatique – à la fois d’une banalité redoutable et d’une audace assez malicieuse. La France – mais quelle France ? Un lieu, une idée, un rêve ? Sans doute un peu tout cela à la fois ; une sorte d’entité insaisissable, faite d’errances et de fluctuations, à l’image d’un film qui se plaît souvent à brouiller ses propres contours. Un faux film de guerre et un vrai pari poétique. Il déserte les codes et les attentes avec autant de naturel que les soldats qu’il met en scène. La France dans tout ça ? Certainement pas ce pourquoi l’on se bat, certainement pas la raison d’être d’un conflit ; mais, bien plutôt, un espace que l’on traverse, et qui se crée à mesure que les pas le foulent. Un espace qui s’offre au mouvement, à la quête – et peut-être à l’errance.
En 1917, Camille reçoit une lettre de rupture de son mari, parti au front. Décidée à le rejoindre, à tenter de comprendre l’absurde, elle se déguise en homme, se dirige vers le front et rejoint une troupe de soldats. Elle les suit. Elle les regarde. Ce qu’elle y apprend, on ne le saura jamais vraiment ; mais nous voyons son regard, et nous épousons ses pas en même temps qu’elle épouse ceux des soldats. Bozon revendique une influence de certaines œuvres de Fuller ou de Walsh montrant des unités en mouvement, loin du front. Mais l’appartenance à un genre est rapidement délaissée, au profit d’une veine plus poétique, plus étrange – une sorte d’allégorie sans référent, ou de variation sans thème. Une triple histoire (celle d’un parcours, celle d’un groupe, et celle d’une femme) dont la guerre de 14 – 18, la Grande Guerre, n’est que l’horizon lointain : à la fois présente et irréelle, la guerre est ce qui propulse (Camille vers son mari) et repousse (les soldats désabusés), ce qui attire et éloigne – une mise en mouvement, en somme.
Les combats demeureront hors champ, cantonnés à un espace imaginaire qui réveille les angoisses et fait aller de l’avant. Ici, c’est plutôt d’une quête qu’il est question. Une quête qui prend naissance dans l’urgence et la détermination (voir la scène où Camille se heurte aux gendarmes), mais dont l’objet se fait progressivement oublier. L’entreprise de Camille semble d’abord se déployer selon un modèle initiatique dont le premier rituel consisterait à se couper les cheveux en un geste étrangement cérémonial – une sorte de travestissement shakespearien qui est comme la fausse piste d’une aventure aux multiples rebondissements. En fait, la quête de Camille n’a rien d’épique, ni même de romanesque : elle flotte, insaisissable, quelque part entre le poétique et le métaphysique. Son objectif premier s’efface peu à peu, et c’est en cela que la fin du film, un peu trop logique ou attendue – pas assez ouverte, sans doute – déçoit, sans pour autant gâcher une atmosphère globale résolument novatrice.
L’univers fantomatique dans lequel évolue toute la petite troupe a quelque chose d’étrangement atemporel. L’image, remarquablement travaillée par Céline Bozon, sœur du réalisateur, impose des tons glacés et glaçants ; la dominante bleue, que font ressortir les taches grises et vertes, contamine le ciel, les habits des soldats, et jusqu’aux yeux de Sylvie Testud. « Le bleu, c’est mental », écrivait Colette. D’étranges lumières crépusculaires forgent un univers qui semble constamment vaciller sur un entre-deux exigu – entre le jour et la nuit, la vie et la mort. Un espace mental marqué par le froid, l’angoisse, la solitude. Un espace délavé et sans contrastes, dans lequel la violence joue en sourdine. Les corps sont comme des spectres et c’est un blanc crasseux qui finit par envahir l’écran.
Film sur le passage et le basculement, d’un sexe à l’autre, de la France à la (toujours hypothétique) Hollande, de la vie à la mort, La France s’appuie aussi sur la frontière, toujours ténue, entre le dedans et le dehors. L’une des rares scènes où l’on aperçoit un intérieur est en fait une conversation entre deux sœurs séparées par une fenêtre. Mais si La France est comme le récit du franchissement de la fenêtre, de la découverte du dehors, ce n’est qu’au prix d’une intériorisation de la douleur, et même de la guerre. Intériorisation de l’autre, même, puisque pour retrouver son mari, Camille doit prendre sa place, substituer son expérience à la sienne, vivre ce qu’il a vécu. Le jeu, tout en sobriété et en retenue, des deux comédiens principaux (Sylvie Testud et Pascal Greggory, parfaits), va dans ce sens. Dans ces extérieurs qui s’étendent à perte de vue, on ne fera, en fin de compte, que tenter de rentrer en soi.
Cette expérience passe d’abord par le silence. Les soldats demandent régulièrement à Camille, qui pose sans cesse des questions, de se taire. À cette entreprise d’étouffement du langage, répondent des bruits d’autant plus percutants : bruits de la nature, bruits de la guerre, ou cris occasionnels. Et, surtout, les chansons. Car les soldats de Bozon sont des hommes qui chantent. Ce qui donne lieu à quatre moments particulièrement décalés : les poilus se munissent d’instruments bricolés avec du matériel de récupération, et entonnent des airs qui sont une « synthèse de la popsike anglaise et de la sunshine pop californienne », selon Bozon. Ils chantent faux, certes, et c’est bien dommage ; mais on en retient surtout l’énergie fraternelle qui se dégage de ces chœurs inattendus et oniriques. Et l’intrusion d’un doux irréalisme au cœur même de l’histoire. Une bizarrerie, donc, à l’image du film dans son ensemble ; mais une bizarrerie intéressante, et somme toute assez séduisante.