Cinéaste inégal, autrefois adulé puis oublié, William Wyler a cependant toujours excellé dans les portraits psychologiques de femmes en violent porte-à-faux avec les conventions sociales. Ici, il adapte librement Washington Square de Henry James et livre un film feutré où le vertige de l’humiliation affleure sans cesse. Pour incarner cette héritière en mal d’amour, Olivia De Havilland fait fi de tout le glamour hollywoodien et embrasse ce rôle très ingrat avec toute l’empathie requise.
En son temps, l’Alsacien William Wyler fut probablement l’un des réalisateurs les plus puissants d’Hollywood. Nommé dix fois à l’Oscar du meilleur réalisateur (qu’il remporte à trois reprises en 1943, 1947 et 1960), vainqueur d’une Palme d’Or à Cannes (en 1957), directeur d’actrices hors-pair, adulé par toute une partie de la critique (dont Bazin et Truffaut), William Wyler s’est pourtant mis à incarner dès le début des années 1960 (au moment où Hollywood remettait complètement en cause son système de production) un académisme ronflant et poussiéreux à jeter aux oubliettes. S’il est certain que plusieurs de ses grands succès sont extrêmement datés (son adaptation désincarnée des Hauts de Hurlevent en 1939, le mélo d’après-guerre totalement suranné Les Plus Belles Années de notre vie ou encore l’indigeste La Loi du Seigneur qui lui valut pourtant la récompense suprême à Cannes), il serait dommage de ne pas rappeler l’excellent formaliste que fut William Wyler dès la fin des années 1930 en amorçant un travail absolument remarquable sur le plan et la profondeur de champ, à l’instar de l’un de ses contemporains les plus fameux avec qui il partageait le même chef opérateur, Orson Welles.
Dans la continuité de ces portraits de femmes dont il s’est fait la spécialité dès la fin des années 1930 avec des films comme L’Insoumise, La Lettre, La Vipère ou encore Mrs Miniver, L’Héritière est un conte très cruel du XIXe siècle où une jeune femme au physique ingrat de la très haute société ne se fait courtiser que pour la fortune qu’elle possède. Pour incarner cette héroïne totalement en porte-à-faux avec l’imagerie glamour largement répandue à Hollywood, le réalisateur fait appel à une des plus grandes stars de l’époque, Olivia De Havilland, qui, à l’instar d’une Bette Davis dont Wyler avait fait sa muse dix ans plus tôt, n’hésite pas à se laisser filmer sous l’angle le plus ingrat qui soit. En effet, rares sont les exemples à l’époque de films de studio bénéficiant d’un tel budget capables de dynamiter un certain nombre de conventions sur la manière de sublimer les actrices. De presque tous les plans, Olivia De Havilland apparaît gauche, sans charisme, terne d’esprit, le visage tristement mis en valeur par une coiffure plaquée sur son visage et les yeux globuleux dénués du moindre charme.
Mais le plus terrible dans cette histoire n’est probablement pas cette absence de grâce qui handicape lourdement cette jeune femme dans son rapport aux autres, mais probablement cette lucidité terrible de ne jamais être à la hauteur, de ne plus susciter la moindre attente, que ce soit de la part d’une tante qui n’hésiterait pas un seul instant à valoriser sa fortune pour contrebalancer son absence de charmes, ou encore de la part d’un père qui se demande encore comment cette fille peut être la descendance de son épouse défunte, admirée pour sa beauté. Cette femme en quête d’amour qu’incarne avec une incroyable empathie Olivia De Havilland souffre d’être déjà condamnée avant même d’avoir tenté de vivre ses sentiments. Car du romantisme, la jeune femme en a à revendre. Mais la maison luxueuse de son père – et qui sera la sienne une fois celui-ci décédé – est devenue son tombeau, le symbole d’une position sociale qui la prive définitivement d’une relation amoureuse et non intéressée. L’espace, pourtant ample avec ses pièces immenses très hautes sous-plafond, est une véritable prison, bardée de lignes verticales qui sont autant de barreaux privant les plans de toute perspective, de toute ligne de fuite.
Malgré tout, la jeune femme tentera de croire qu’on peut l’aimer pour autre chose que son argent en se laissant séduire par un bel inconnu oisif incarné par Montgomery Clift, alors débutant. Personnage obscur dont les véritables motivations resteront toujours troubles même si son arrivisme ne fait que peu de doutes, il exacerbe néanmoins chez sa partenaire un romantisme des plus naïfs où la quête d’un absolu se heurte violemment à la médiocrité d’un quotidien fait de solitude, d’hypocrisie et de conventions. Loin des films qui ont fait sa gloire (Ben Hur, notamment), L’Héritière est un film d’un pessimisme presque total qui, à l’instar de La Rumeur (réalisé en 1961), n’a de foi que pour les victimes de notre système pour nous ouvrir le chemin vers la vérité (voir à ce propos de l’un des derniers très beaux plans du film) et nous laisser ainsi espérer trouver notre salut.