La disparition
Jusqu’ici, Mikhaël Hers avait cantonné son petit monde à Paris et à sa banlieue ouest, berceau d’une jeunesse dans la classe moyenne sans problèmes dans des banlieues résidentielles sans histoires, dont il s’agissait de se défaire tout en douceur, à la faveur d’un été crépusculaire. Les personnages de Ce sentiment de l’été ressemblent à ceux de Memory Lane qui n’auraient pas tout à fait vieilli, le terme serait trop fort, mais plutôt un peu grandi. Le deuil auquel ils font face n’a plus rien de symbolique, et les suit, au gré de trois étés successifs, de Berlin à Paris, d’Annecy à New York. Pourtant, ce changement relève plus d’un léger virage que d’une réelle bifurcation dans le parcours du cinéaste, tant il s’attache à filmer ces villes comme des lieux communs, et à aborder le deuil par la bande, en mode mineur.
De Sasha, personnage-matrice du récit, le film nous donnera peu à voir. Dans ces petits riens, révélés en une unique scène, nous n’apprendrons pas pourquoi elle a choisi Berlin pour s’y consacrer à la sérigraphie, ni où et quand elle a rencontré Lawrence, l’Américain qui partage sa vie et auquel l’acteur norvégien Anders Danielsen Lie donne une touchante profondeur. Mais nous saurons comment elle choisit et enfile un t-shirt et un short le matin, boit son café debout devant la fenêtre avant de partir à son atelier. Puis comment ces gestes quotidiens se brisent sans raison apparente. La mort de Sasha a beau être brutale, elle tient de l’évanouissement. Cette scène inaugurale est sans doute la plus belle de Ce sentiment de l’été. Elle en constitue, en tout cas, le tour de force, parvenant à faire exister un personnage en quelques plans, tout à son attachement aux gestes, aux expressions, à une démarche. Ce pourrait être une forme de définition du style de Mikhaël Hers : un cinéma qui s’attache au comment bien plus qu’au pourquoi des choses.
Réminiscence
Cette séquence suffit à créer chez le spectateur son souvenir de Sasha, celui qui n’appartiendra ni à ses parents, ni à sa sœur Zoé (Judith Chemla), ni à son amoureux. Car c’est bien la trace laissée par cette jeune femme qui continue à vivre dans le cœur de ses proches qui constitue le nœud dramatique d’un récit dont la violence de la douleur ou l’annonce du choc sont rejetés dans le hors-champ d’ellipses. Plutôt que d’associer le manque de la jeune fille à un hiver qui aurait tout d’une redondance, Ce sentiment de l’été bégaie la même saison estivale, comme si toutes les autres avaient disparu. La maladresse des rencontres épisodiques de Lawrence et de Zoé constituera la trame d’une histoire faite d’interstices. Tous deux partagent la troublante sensation que la tristesse est ce qui résiste au passage du temps autant qu’à l’oubli.
Cela tient aussi à une certaine obliquité avec laquelle Mikhaël Hers esquive les temps forts de l’action pour se concentrer sur les instants de latence ou les intervalles. On voit plutôt Lawrence se réveiller hébété après une mauvaise sieste quelques jours après la disparition de Sasha, qu’assister aux funérailles. La séparation de Zoé et de son mari passe dans le creux d’une ellipse tandis que le film aime à répéter de longs moments de marche entre la jeune femme et son fils. Déjà dans Memory Lane, c’est en sentant leur pas s’accorder l’un à l’autre lors d’une marche de nuit dans Paris que les personnages interprétés par Thibault Vinçon et Dounia Sichov (que l’on retrouve ici) sentaient le tournant romantique que prenait leur vieille amitié. Ici aussi, une démarche est plus éloquente qu’une ligne de dialogue, dont les mots ont toujours l’air d’être employés pour d’autres : au plus fort de la douleur, les personnages aiment à se répéter combien ils sont contents (d’être ensemble, de se retrouver). Plus que les mots, c’est par les regards que les personnages échangent des émotions aussi éloquentes que complexes, comme dans le joli moment du concert.
Le titre lui-même sonne comme un lapsus, un mauvais jeu de mot lacanien, qui, à travers l’imparfaite traduction de la chanson « That Summer Feeling », souligne combien le film se conjugue à l’imparfait. L’aspect granuleux de la pellicule Super-16 donne à l’image même du film la patine d’un souvenir revenu de loin, comme la plupart des objets dont on est tenté de dire qu’ils « vivent » avec les personnages tant on sent qu’ils ont été choisis avec soin (les meubles de l’appartement berlinois, mais aussi la brocante de la sœur de Lawrence ou les jouets d’enfance du compagnon de Zoé exhumés du grenier). L’attachement aux accessoires peut parfois confiner à l’anecdotique, et c’est sans doute la limite du film, mais c’est par ce chemin tracé à travers l’insignifiante accumulation de petits détails que Hers parvient à filmer le regard final comme l’épiphanie d’une réincarnation.