Après des courts tout à fait remarquables (Primrose Hill et Montparnasse), c’est peu dire que l’on attendait avec impatience ce Memory Lane de Mikhaël Hers, un premier long-métrage qui creuse toujours son sillon mélancolique avec une grande délicatesse. En rendant compte du dernier festival de Locarno, Critikat avait déjà manifesté son enthousiasme pour ce dernier.
Lors d’une sélection de Côté court un peu terne en 2009, Montparnasse – alors étrangement absent du palmarès – nous avait d’autant plus saisi par sa grande tenue, son équilibre dans un registre sur lequel le cinéma français se casse plus que régulièrement le nez. Tout y prenait place dans une étroite et indissociable unité, avec une justesse désarmante entre les différentes composantes : le verbe qui peine à sortir, le jeu (et la direction) des acteurs, la manière d’habiter et de parcourir les lieux, les liens entre protagonistes, l’émergence de la musique, la captation par la caméra de moments qui paraissent non reproductibles.
Memory Lane se situe à de nombreux égards dans la continuité de Montparnasse, mais repasse de l’autre côté du périphérique : la banlieue ouest, c’est-à-dire le même territoire que Primrose Hill. Le travelling inaugural se déploie avec douceur depuis ce parc où se jouait une partie de football automnale quelques années plus tôt. Une voix lance Memory Lane en parlant depuis cette même saison, mais évoque un été, trois mois auparavant. L’espace est vide, entre les arbres une large terrasse panoramique ouvre sur une vue par laquelle on voit se déployer la capitale. Cette séquence introduit d’emblée un des principaux arcs dramatiques du film, d’ordre spatial : de quel côté du périphérique se situer, à quels horizons ouvrir son existence ? De la proche périphérie au centre, il n’y a qu’un pas ; l’accomplir est toutefois un acte décisif : lancer son corps dans l’espace, c’est s’aventurer plus loin dans l’existence. Le métrage donne lieu à des passages d’un espace à l’autre, le temps d’une soirée, pour le travail, par le flux d’un trajet en RER. Mais comme avec le jokari, la balle revient inlassablement vers sa base. Le cinéaste filme cette incertitude élastique en jouant sur les tensions entre les différentes strates d’une urbanité franche qui englobe aussi des espaces bucoliques et intermédiaires. L’acte de filmer comme appréhension et épuisement d’un territoire ; voici peut être ce lien secret qui unit, avec évidemment une toute autre tonalité, le cinéaste à Luc Moullet – qui a décrété que Mikhaël Hers était le grand cinéaste français de demain –, même si ce rapport à l’espace (la banlieue, la périphérie, le déplacement) nous oblige aussi à regarder au moins autant du côté d’Éric Rohmer.
Cette propension à se situer dans les entre-deux est aussi d’ordre social, puisqu’il s’agit de filmer la classe moyenne : « les enjeux sociaux qu’on lui associe intuitivement sont a priori moins identifiés et moins forts dramatiquement que ceux de la grande bourgeoisie française ou ceux des classes ouvrières » confie le réalisateur. Si la donnée autobiographique n’est sans doute pas étrangère, on peut aussi parier que ce positionnement au sein d’un interstice mal identifié du champ social intéresse beaucoup un cinéaste porté sur l’implicite, pour lequel les « creux » valent plus que les « pics », le non-dit davantage que la révélation. Memory Lane dresse ainsi la chronique d’un été de sept amis, filles et garçons, réunis pour diverses raisons dans leur ville d’origine. Certains y sont restés, d’autres reviennent ou transitent. On découvre cette petite troupe qui s’ébroue en gravissant une colline aux airs de prairie bucolique, possible émanation des jeunes gens de Primrose Hill (on retrouve d’ailleurs Thibault Vinçon et Stéphanie Déhel) qui auraient pris quelques années. Ils ont autour de 25 ans, un âge où – normalement – le phénomène grégaire très compact (cf. La Vie au ranch de Sophie Letourneur, et ce qu’elle dit de Memory Lane dans l’entretien qu’elle nous a accordé) a laissé place à des liens entre individus entretenant des relations plus apaisées. Ce qui est d’ailleurs ici le cas, à ne toutefois pas confondre avec une approche dépassionnée de cette bande ; mais pas de règlements de compte ou de jets d’une bile rance, encore moins de petits mouchoirs. Si Mikhaël Hers filme un groupe d’amis, c’est pour mieux le décomposer en une géométrie très instable et variable ; il s’agit en fait de dessiner des trajectoires et des possibles à l’intérieur de celui-ci. Tantôt dans son entièreté et même avec des pièces rapportées, tantôt en groupe de musique formé par quatre d’entre eux, aussi en couples possibles, en duo, en trio, sans oublier l’individu qui finit une soirée arrosée par un retour en solitaire. Ceci permet de tourner le dos à l’idée du groupe comme enjeu à dénouer et à accompagner vers une forme de résolution.
Le groupe ne se défait pas plus qu’il ne se fait ou se reforme, il est parcouru par des histoires individuelles et travaillé par le temps. Comme dans Montparnasse, le véritable intérêt du cinéaste se situe en fait dans la captation de la force et de la vulnérabilité qui animent les personnages – en eux-mêmes ainsi qu’entre eux –, et dans la dynamique du lien qui les unit, sous la forme d’une énigme que le spectateur partage d’une certaine manière avec les personnages. Chez Mikhaël Hers, tout est affaire de dévoilement par petites touches qui organisent une montée aussi ténue que forte tout le long du récit. Celle-ci transite par un verbe hésitant ou plus encore un silence suspendu, un regard fugace et hésitant, une mise en présence des corps; autant de situations d’où peut émerger la complexité des affects : sourire complice, tristesse et mélancolie, regret, sensualité et désir. Avec un matériau fragile, en se permettant d’employer des acteurs rohmériens (dont la radieuse Marie Rivière) sans s’ériger en continuateur vaniteux ou en piètre caricaturiste, Memory Lane, comme les films précédents, fait preuve d’une solidité presque mystérieuse. Une petite piste tout de même pour ce cinéma singulier, sa charpente doit sans doute beaucoup au travail photographique de l’excellent Sébastien Buchmann qui distille un léger grain à l’image, lui donnant une pointe d’âpreté évanescente, et compose une étrange lumière estivale, déjà presque automnale, comme si la belle saison était perpétuellement en train de finir.